Soreasmey Ke Bin : « Entre frontières, diplomatie et ambitions francophones, le Cambodge doit penser l’avenir »
- Christophe Gargiulo
- il y a 10 heures
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Entre conflit frontalier avec la Thaïlande, négociations commerciales avec les États-Unis et préparatifs du Sommet de la Francophonie 2026 à Siem Reap, Soreasmey Ke Bin partage une vision claire : défendre les intérêts du Cambodge tout en renforçant ses liens régionaux et internationaux. Dans cet entretien exclusif, l’entrepreneur et promoteur de la Francophonie pour l’Asie du Sud-Est revient sur les enjeux stratégiques qui façonnent l’avenir du pays.

Quelle est votre analyse de la situation actuelle concernant le conflit frontalier entre le Cambodge et la Thaïlande, et quelle attitude pensez-vous que le pays et ses acteurs économiques devraient adopter face à cette crise ?
C’est un sujet qui me touche : comme beaucoup de Cambodgiens, j’ai eu plusieurs membres de ma famille qui ont servi dans l’un ou l’autre camp durant la guerre civile, et je sais combien le prix payé par les soldats et leurs proches est lourd.
Dès le début des hostilités, ma position a été claire : c’est mon pays, et comme tous les Cambodgiens, j’ai apporté mon soutien total à nos forces armées et au gouvernement royal.
Cela faisait plusieurs semaines que les tensions s’accumulaient, et il était malheureusement prévisible que la situation dégénère. Je vis au Cambodge depuis plus de vingt ans et j’étais déjà installé ici lors des affrontements autour du temple de Preah Vihear en 2008. Ce qui est étonnant, c’est que la situation n’a guère évolué depuis, alors même que la cour internationale de justice avait arbitré en faveur du Cambodge.
La différence cette fois-ci repose sur le fait que certaines de nos unités militaires sont mieux formées, mieux équipées et mieux préparées qu’il y a quinze ans, ce qui explique l’intensité des combats avec, pour la première fois, l’usage d’artillerie lourde des deux côtés et, du côté thaïlandais, de frappes aériennes.
Il faut toutefois rappeler que ces affrontements sont restés localisés dans une zone géographique bien précise.
Dans ce type de crise, il est important de savoir faire confiance aux autorités pour mener les négociations et rétablir le calme. Les excès de communication, notamment sur les réseaux sociaux, peuvent au contraire aggraver les tensions et desservir l’intérêt national. Et au-delà de l’aspect militaire, il faut rappeler que les Thaïlandais sont nos voisins, nos partenaires, nos clients, parfois nos amis. C’est mon cas personnellement, pour avoir passé beaucoup de temps en Thaïlande.
Ce message d’apaisement peut surprendre de ma part, car je n’ai pas la réputation d’être modéré en politique, mais il faut toujours distinguer les causes d’un conflit et les populations qui les subissent. Ici, comme dans d’autres conflits, les Thaïs sont tout autant victimes que nous.
Le cessez-le-feu en place depuis fin juillet laisse espérer un règlement durable, sous l’égide de l’ASEAN, avec une médiation active de l’administration Trump, dont l’intervention directe a contribué à l’arrêt des combats. Il est crucial que ce conflit trouve une solution complète : on ne peut pas vivre durablement avec des frontières floues. Des lignes claires et reconnues sont indispensables pour garantir la stabilité, tant sur le plan sécuritaire qu’économique.
L’administration Trump a récemment annoncé l’instauration de nouveaux tarifs douaniers touchant directement le Cambodge. Quelle est votre analyse de cette mesure et quel impact anticipez-vous pour l’économie du pays ?
Le président Trump et son administration surprennent toujours autant sur la forme que sur le fond. Le Cambodge peut aujourd’hui remercier le président américain pour la fin des affrontements frontaliers, mais il y a quelques semaines je ne suis pas sûr que sa popularité ici était aussi haute.
Lors de l’annonce initiale, le Cambodge s’est vu imposer un tarif de 49 %, l’un des plus élevés au monde. La manière dont cela a été présenté, avec une insistance particulière sur notre pays, a immédiatement fait craindre des conséquences économiques majeures.
On peut critiquer la brutalité de cette décision, mais elle s’inscrit dans le programme sur lequel Donald Trump a été élu : « America First », réindustrialisation, et protectionnisme assumé. C’est le choix des Américains et c’est leur droit ; à nous, partenaires, de négocier pour défendre nos intérêts.
Il faut féliciter les équipes de négociation cambodgiennes : elles ont obtenu une réduction sans précédent dans ce cycle, passant de 49 % à 36 %, puis à 19 % aujourd’hui.
Aucun autre pays n’a enregistré une baisse aussi importante. Nous ne saurons peut-être jamais si le conflit frontalier a joué dans ce « discount », mais c’est en tout cas un véritable succès diplomatique.
Ce nouveau taux est désormais comparable, voire inférieur, à celui appliqué à plusieurs de nos concurrents régionaux. Concrètement, cela réduit fortement le risque de voir les acheteurs américains détourner leurs commandes vers d’autres pays et offre au Cambodge une réelle opportunité de poursuivre le développement de son industrie vers des secteurs à plus forte valeur ajoutée, moins sensibles aux variations politiques et économiques.
Pour autant, il ne faut pas s’enthousiasmer trop vite : nous entrons dans une nouvelle ère du commerce international, marquée par le retour des droits de douane et un ralentissement des échanges.
Le Cambodge doit se positionner comme une alternative crédible et pérenne, en attirant des investisseurs solides et des projets durables, et non des implantations éphémères motivées uniquement par des avantages douaniers temporaires.
Le pays doit donc diversifier ses marchés et rechercher de nouveaux débouchés pour réduire sa dépendance à un nombre limité de partenaires commerciaux.
Vous revenez récemment d’un déplacement au Congo dans le cadre de vos activités liées à la Francophonie. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce voyage, sur les événements à venir, et sur la manière dont ces initiatives contribuent à renforcer la place et l’influence du Cambodge dans l’espace francophone ?
Nous parlions de nouveaux débouchés : la Francophonie représente une opportunité stratégique majeure, avec plus de 80 États et gouvernements membres ou observateurs, rassemblant plus de 320 millions de locuteurs et près d’un milliard d’habitants. Autant de marchés, autant de consommateurs. Et le Cambodge a une carte unique à jouer en tant que pays asiatique le plus actif de cet espace, capable de créer des passerelles économiques, culturelles et institutionnelles avec l’ensemble de ces partenaires.
C’est aussi un atout diplomatique, comme on l’a vu récemment lorsque la Secrétaire générale de l’OIF, Louise Mushikiwabo, a été l’une des rares voix internationales à soutenir ouvertement le Cambodge dans sa demande de médiation internationale lors du conflit avec la Thaïlande.
Je me suis donc rendu à Brazzaville, au Congo, pour participer à la Rencontre des Entrepreneurs Francophones (REF) à l’invitation de l’Alliance des Patronats Francophones (APF) et observer son organisation par le patronat local, mes amis d’UNICONGO. C’était ma troisième participation à une REF et cette édition a été un véritable succès, avec près de 1 000 visiteurs étrangers et le double de participants locaux. Il était important que le Cambodge soit présent pour préparer le relais et multiplier les contacts en vue de 2026.
En novembre 2026, en marge du Sommet de la Francophonie, le Cambodge accueillera à son tour la REF, couplée à la deuxième édition du salon FrancoTech, dédié à l’innovation et aux start-ups francophones.
En tant qu’ambassadeur de l’APF pour l’Asie du Sud-Est, il m’appartient d’aider à coordonner ces initiatives. Sur le plan institutionnel, Madame la Ministre Ing Kantha Phavi a été nommée pour superviser l’ensemble des événements connexes du Sommet. De mon côté, je travaille avec les acteurs économiques du Cambodge – la Chambre de Commerce du Cambodge, les chambres françaises et canadiennes, La French Tech, et même une section locale nouvellement créée de l’Association Progrès du Management - pour multiplier les initiatives et mobiliser davantage de délégations et d’entreprises.
Attirer plusieurs centaines d’entreprises et investisseurs étrangers en une seule occasion est une opportunité unique. Tous ne feront pas des affaires ici, certes, mais il faut que tous pensent « Cambodge » s’ils envisagent un développement en Asie, et que pour certains cela débouche sur des projets concrets.

Comment conciliez-vous cet engagement avec le développement de votre société principale, Confluences, et comment ces deux dynamiques se nourrissent-elles ?
En réalité, ces deux dynamiques sont étroitement liées.
La tenue du Sommet de la Francophonie à Siem Reap en 2026 suscite déjà un véritable momentum politique et économique. En effet, la venue du président Emmanuel Macron, attendue dans ce cadre, marquera la première visite d’un président français au Cambodge depuis plus de 30 ans. Ce moment offre une fenêtre rare d’opportunités entre la France et le Cambodge que Confluences entend pleinement saisir.
Nous sommes labellisés par plusieurs institutions économiques françaises - Business France, Bpifrance et Bretagne Commerce International- ce qui nous positionne au cœur des initiatives préparatoires. Par ailleurs, une majorité de nos clients sont français, et certains d’entre eux ont des projets majeurs que nous espérons concrétiser à l’occasion de la visite officielle du président Macron.
Cette conjoncture crée une véritable impulsion. Un premier exemple est la venue du ministre français du Commerce extérieur, Laurent Saint-Martin, début septembre. Il sera accompagné de délégations d’affaires du MEDEF International et de Business France.
Cela fait longtemps que ce niveau d’engagement économique direct n’avait pas été observé au Cambodge. Confluences est naturellement positionnée aux côtés de l’Ambassade de France et de la Chambre de Commerce pour jouer un rôle central dans l’accueil et le soutien logistique à ces délégations.
Si je peux aujourd’hui consacrer du temps à des engagements extérieurs, comme la préparation du Sommet de la Francophonie, c’est aussi parce que nous avons profondément réorganisé Confluences. Notre intégration au sein du groupe Tandem nous apporte plus de moyens humains et financiers.

Nous avons ainsi choisi de créer des spin-off, en développant de nouvelles sociétés avec des partenaires dédiés qui en assurent la direction opérationnelle. C’est le cas de Convergences, pour tout ce qui touche aux ressources humaines, et de Concorde, pour les projets d’aide au développement. Sur le même modèle, nous préparons le lancement d’une activité dédiée au M&A (fusion-acquisition). Le retour du marché est tellement positif que nous avons déjà plus de dossiers que nous ne pouvons en traiter, au point de ne pas encore pouvoir communiquer officiellement sur le sujet.
En parallèle, nous avons mené une réorganisation interne, un processus exigeant, plus long et plus difficile que je ne le pensais. Plusieurs départs ont accompagné cette transformation et nous travaillons encore à combler certains postes. Mais aujourd’hui, je pense que nous sommes mieux structurés, ce qui tombe bien car nous avons de nombreux projets en cours.
Comme beaucoup d’entreprises, notre premier semestre n’a pas été simple. Certains projets ont pris beaucoup de retard, et d’autres ne se feront pas. C’est difficile et cela nous a mis sous pression, mais nous continuons d’avancer. Nous espérons enfin pouvoir faire aboutir notre projet phare Immersive Angkor, et nous devrions être en mesure de lancer au moins deux autres projets d’importance d’ici la fin de l’année. Mais vous voyez, j’ai appris : je suis désormais prudent sur nos annonces.
En dehors de vos activités professionnelles, vous vous êtes récemment intéressé au padel. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette découverte et sur la place que prennent vos loisirs dans votre équilibre personnel ?
Bizarrement, là aussi, tout est parti du business. Des amis français me parlaient du succès du padel en France. Je n’y avais jamais joué, mais en analysant le marché, j’ai vu un potentiel. J’ai pris contact avec des clubs de la région, puis entamé des discussions avec un groupe de Français développant ce sport au Vietnam. Deux d’entre eux ont des liens familiaux avec le Cambodge, il ne fut pas très difficile de les convaincre de regarder le projet.
Nous les avons accompagnés dans l’étude de marché et la recherche d’un emplacement pour leur premier club à Phnom Penh. Pour finir, nous ne sommes pas associés, mais je suis fier de ce projet.
Aujourd’hui, je joue régulièrement, comme une bonne partie des équipes de Confluences. Leur club attire à la fois expatriés et Cambodgiens, ce qui est à mon sens un véritable plus pour notre communauté phnompenhoise. Un deuxième site a déjà ouvert, et je crois savoir que d’autres groupes prévoient d’investir dans de nouveaux clubs, tant dans la capitale qu’à Siem Reap.
C’est sympa de se dire que nous avons été à l’initiative de l’introduction de ce sport au Cambodge. Vous me demandiez comment je trouve mon équilibre personnel : c’est souvent via ce type de projets, qui impliquent de l’humain et du terrain, et qui font bouger les lignes. C’est ce qui me motive chaque matin.