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Tota Oùng : À la Croisée des Saveurs et de l’Identité Khmère en Amérique du Nord

Chers lecteurs, dans cette interview d’octobre sur les Khmers atypiques à travers le monde, nous partons cette fois-ci au Canada, plus précisément à Montréal, pour découvrir le chef cuisinier Tota Oùng. Véritable miraculé des camps Khmers rouges et partagé entre quête identitaire et culinaire, il s’affiche désormais à la tête du premier restaurant moderne à inspiration totalement khmère en Amérique du Nord.

Tota Oùng

Né dans un camp de réfugiés en Thaïlande, ta mère, quelques membres de ta famille et toi-même arrivez au Canada en 1982. Ton enfance se déroule près du quartier d’Outremont à Montréal. Quels souvenirs en gardes-tu ?

J’ai grandi dans un quartier très multiculturel, propice à un environnement qui nourrissait toutes mes curiosités gastronomiques. Mais étant enfant unique, j’occupais plus mes journées à dessiner ou regarder la télévision, ma mère étant constamment prise par son travail.

Vers l’âge de 8 ans, tu déménages dans le quartier de Saint-Michel, où l’ambiance change complètement. Quels furent les faits les plus marquants de cette époque que tu qualifies de difficile ?

Quartier reconnu difficile, je dus me construire une carapace afin de m’intégrer tout en faisant face au racisme et au harcèlement.

Une question occupe désormais tes pensées de façon récurrente, concernant ton affirmation identitaire. Peux-tu nous expliquer ?

« Que signifie : être Cambodgien ? »Nous grandissons en étant souvent associés aux Chinois, ce qui ne nous représente pourtant pas. Chez nous, la cuisine familiale consistait en du bok teuk kroeung avec des crudités, du samlor machu kroeung, du kho sak chrouk... Ma fierté khmère atteint son apogée à ma période de jeune adulte, notamment avec le rap khmer, ou en affichant notre drapeau. Mais ne connaissant que très peu mon pays d’origine, m’identifier réellement demeurait toujours difficile.

Un livre extraordinaire t’a permis d’avancer dans ton cheminement personnel. Quel est-il et peux-tu nous en parler ?

Mon oncle a écrit un livre sur sa survie au Cambodge, intitulé No Mama No Pap. Cet ouvrage m’a permis de fermer plusieurs chapitres de ma vie.

« J’ai enfin compris la tristesse de ma mère et ce qu’elle avait vécu. Cela m’a permis de développer de l’empathie pour elle et pour ma famille. Je comprends maintenant pourquoi nous avons été élevés comme nous l’avons été. Pourquoi les Cambodgiens sont parfois solitaires plutôt que solidaires. Pourquoi la nourriture est si importante, et qu’un bol de riz signifie bien plus qu’un simple bol de riz. On ne le gaspille pas, car il représente la survie. »

Tu évoques dans nos échanges des soirées dans les sous-sols d’église : de quoi s’agit-il ?

Les fêtes dans les sous-sols d’église sont des événements festifs où les familles khmères se rassemblent pour danser. Des musiciens khmers performent, et d’autres familles vendent de la nourriture.

Tota Oùng

La restauration commence alors à prendre une grande place dans ta vie. Comment et pourquoi ?

J’ai grandi en regardant ma mère faire de la couture et cuisiner. Ces deux activités ont rapidement occupé une grande place dans ma vie. Je regardais aussi l’émission de Martin Yan, et il disait toujours : « If I can do it, you can do it too. » À 8 ans, j’ai d’ailleurs dit à ma mère qu’un jour j’ouvrirais mon propre restaurant.

En 2015, tu retournes pour la première fois au Cambodge. Quelles furent tes sensations lorsque tu as foulé le sol de tes ancêtres ?

Ma première visite au Cambodge fut un véritable mélange d’émotions, qui m’a amené à me re-questionner à nouveau sur mon identité, me sentant pris entre deux cultures, la canadienne et la cambodgienne.

Tu es allé à Siem Reap, mais ton look nord-américain a suscité des questionnements. Puis tu as passé du temps à Odam Tchey, où une mésaventure est survenue. Peux-tu nous en parler brièvement ?

À Odam Tchey, nous avons été interpellés par des policiers et des militaires.Mais cette aventure se termina très bien : ils devinrent nos hôtes pour un souper.

Ta mère t’a caché jusqu’à tes 13 ans la véritable identité de ton père biologique. Ce fut lors de sa séparation avec son mari canadien que tu découvris qu’il n’était pas ton père. Profitant de ton séjour au Cambodge, tu fis des recherches.

Qui as-tu rencontré ?J’ai rencontré mon demi-frère. Mon oncle, qui habitait à Phnom Penh, m’a aidé à le retrouver.

Que s’est-il passé lors de cette rencontre ?

Lors de ma rencontre avec mon demi-frère, je lui ai demandé s’il avait une photo de mon père, personne autour de moi n’en possédant plus aucune. À ma grande surprise — et sous le choc — il m’en présenta une, mais le doute m’envahit. Ma famille me confirma peu après qu’elle était authentique.

De retour en Amérique du Nord, tu décides de pousser ta recherche. Que te révélera ta tante ?

Désireux d’en savoir plus au sujet de mon père, j’obtins de plus amples informations. Recherché à l’époque par les Khmers rouges, il avait pris la fuite avec un ami, pensant croiser dans son escapade des mines d’or et de diamants.Mais il décida à mi-chemin — et contre toute attente — de revenir au camp, peut-être pour une dernière étreinte. À l’instant où il sortit de notre cabane en me tenant entre ses bras, les Khmers rouges lui tirèrent dessus — plus de 7 balles d’après ma mère.Miraculeusement, aucune ne m’atteignit, mais mon père fut tué sur le coup.

Tota Oùng

Suite à toutes ces révélations bouleversantes, tu vas de l’avant et décides d’approfondir ta quête d’identité. La cuisine devient pour toi un vaisseau de culture. Quel projet professionnel songes-tu à mettre en place ?

Je suis alors entré dans le processus d’ouverture de mon restaurant, en 2017.

Ton partenaire professionnel te pousse à franchir le pas. Vous partez ensemble six semaines. Que faites-vous ?

Nous partons en Asie — au Cambodge, en Thaïlande, au Japon — à la découverte de nouvelles saveurs et d’inspirations culinaires.

Quelles furent vos premières propositions culinaires ?

Les premières années de Street Monkeys, nous avons proposé une cuisine khmère... disons fusion. Une manière de faire découvrir nos racines tout en les adaptant aux goûts nord-américains.

Street Monkeys

La période Covid sera pour toi un révélateur. Que va-t-il se passer au niveau professionnel et gastronomique ?

Cette période me rapprocha davantage de mes racines. Ma connexion aux plats typiquement khmers devint plus forte et je décidais de les proposer au grand public. Ce moment me procura d’ailleurs une très grande fierté envers ma culture.

Aujourd’hui, votre restaurant Street Monkeys propose un concept gastronomique unique en Amérique du Nord. Peux-tu nous donner deux exemples de plats ?

Je ne qualifierais pas nos propositions culinaires comme une cuisine avant-gardiste ou contemporaine, mais plutôt comme « une cuisine de marché à la khmère ».Exemples :

  • Un sauté d’asperges du Québec, avec des morilles, chanterelles, sauce à l’huître maison, poivre de Kampot et ail frit.

  • Un Lok Lak revisité : riz de veau, sauce maison à l’huître et tomates cerises, accompagné d’une salade de cresson avec vinaigrette au citron vert et poivre de Kampot.

  • Un Crudo de saumon, teuk trey au jalapeños, huile de basilic, menthe, œuf de truite de la Gaspésie fumé et échalote frite.

Un sauté d'asperge du Québec, avec des morilles, chanterelles, sauce à l’ huître maison, poivre de kampot et ail frit
Un sauté d'asperge du Québec, avec des morilles, chanterelles, sauce à l’ huître maison, poivre de kampot et ail frit

Quels seraient tes souhaits professionnels pour les deux prochaines années ?

  • Approfondir mes connaissances culinaires khmères en rencontrant par exemple d’autres chefs khmers.

  • Organiser des pop-ups avec eux partout dans le monde.

  • Ouvrir un autre restaurant khmer, mais plus raffiné, plus travaillé.

Quels conseils donnerais-tu à ceux qui voudraient suivre ta voie ?

« Écoutez votre cœur. Portez vos valeurs avec fierté, car on a besoin de toutes les couleurs pour faire un arc-en-ciel. Faites ce que vous aimez avec passion et ne lâchez rien. Partagez ce que vous savez faire, contribuez à votre communauté — c’est elle qui soutiendra vos rêves. Aidez les gens autour de vous, prenez soin de vos proches... et de tout le monde. N’ayez pas peur d’aimer. »

Tota Oùng

Propos recueillis par Chantha R.

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