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Mines, mémoire et méfiance : Tensions ravivées entre Phnom Penh et Bangkok

L’épisode aurait pu demeurer un incident localisé dans une zone montagneuse encore marquée par les séquelles de la guerre. Mais il a pris une tournure politique majeure. En décidant de suspendre une série d’accords de coopération sécuritaire avec le Cambodge, la Thaïlande a ravivé les sensibilités frontalières. Phnom Penh, de son côté, rejette avec fermeté toute responsabilité dans l’explosion d’une mine antipersonnel qui aurait blessé plusieurs soldats thaïlandais près du temple de Preah Vihear, symbole hautement sensible de la frontière commune.

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Une protestation ferme du Cambodge

Dans un communiqué officiel diffusé lundi, le ministère cambodgien des Affaires étrangères et de la Coopération internationale a exprimé sa « profonde préoccupation » à la suite des informations selon lesquelles Bangkok aurait gelé l’application de la Déclaration conjointe signée en marge du 47ᵉ Sommet de l’ASEAN, organisé à Kuala Lumpur le 26 octobre dernier. Cet accord, salué par plusieurs chancelleries, visait à stabiliser les rapports entre les deux voisins après plusieurs mois d’incidents survenus le long de la frontière nord-ouest.

Phnom Penh réfute catégoriquement les allégations selon lesquelles des troupes cambodgiennes auraient récemment posé de nouvelles mines dans le secteur du mont Phnom Trop.

Le communiqué affirme que la majorité des explosifs encore présents dans la zone proviennent des « décennies de conflit armé » qui ont ravagé le Cambodge durant les années 1970 et 1980. « Le gouvernement royal du Cambodge rejette fermement toute accusation selon laquelle il aurait procédé à de nouveaux minages », précise le texte, rappelant l’adhésion du pays à la Convention d’Ottawa et son engagement constant dans les opérations de déminage humanitaire.

Le gouvernement cambodgien considère la suspension décidée par la Thaïlande comme « injustifiée et contraire à l’esprit de coopération régionale ». Phnom Penh s’est également dite surprise par la rapidité avec laquelle Bangkok a lié l’incident supposé à la suspension de la libération prévue le 12 novembre de dix-huit soldats cambodgiens détenus depuis plusieurs mois.

Bangkok invoque la sécurité et la prudence

Le point de vue thaïlandais s’appuie, lui, sur des considérations sécuritaires. Selon un communiqué de l’armée royale thaïlandaise publié dimanche, une explosion s’est produite dans la province de Sisaket, à proximité immédiate de la ligne frontalière, blessant grièvement un soldat et en touchant légèrement un autre. Pour les autorités militaires, cet incident remet en question l’effectivité de la coordination bilatérale en matière de sécurité des zones frontalières.

Siripong Angkasakulkiat, porte-parole du gouvernement thaïlandais, a confirmé à plusieurs médias, dont l’AFP, la décision de suspendre provisoirement la mise en œuvre de la déclaration conjointe signée en octobre. « Il s’agit d’une mesure de précaution visant à évaluer la situation avant toute reprise du dialogue de terrain », aurait-il déclaré, évoquant un « devoir de protection des forces armées et des populations locales ».

Selon plusieurs observateurs à Bangkok, cette position reflète aussi des pressions internes. Le gouvernement thaïlandais, confronté à une opposition nationale de plus en plus véhémente sur les questions de souveraineté, cherche à démontrer sa vigilance face à toute atteinte potentielle à l’intégrité territoriale. La frontière cambodgienne, particulièrement autour du site de Preah Vihear, reste un enjeu hautement symbolique pour une partie de l’opinion publique thaïlandaise.

Le poids du passé et des cartes incomplètes

Le différend autour du temple de Preah Vihear n’est pas nouveau. En 1962 déjà, la Cour internationale de Justice avait attribué la souveraineté du site au Cambodge, tout en laissant la délimitation de la zone avoisinante ouverte à interprétation.

Depuis, chaque incident, chaque cartographie contestée ou chaque opération militaire dans cette région montagneuse réveille les souvenirs d’un partage de territoire inachevé.

À la différence du Cambodge, la Thaïlande n’est pas signataire de la Convention d’Ottawa interdisant l’usage des mines antipersonnel. Cette asymétrie juridique crée un climat de suspicion. Phnom Penh rappelle régulièrement qu’elle a détruit la majeure partie de ses stocks depuis 2011 et que ses efforts de déminage, soutenus par plusieurs ONG occidentales, se poursuivent malgré un relief difficile. Bangkok, de son côté, considère qu’une partie du territoire reste truffée de dispositifs dont la provenance exacte demeure incertaine.

Le Centre cambodgien d’action contre les mines (CMAC) a récemment indiqué que plus de 70% des zones à risque identifiées dans les provinces de Preah Vihear et d’Oddar Meanchey avaient été sécurisées, mais que des poches isolées restaient « profondément contaminées ».

Cette réalité technique complique le discours politique : chaque explosion peut être interprétée politiquement, alimentant un jeu de reproches mutuels que la diplomatie peine à atténuer.

Diplomatie contrariée au sein de l’ASEAN

La décision de suspension annoncée par la Thaïlande intervient à un moment délicat pour l’ASEAN, dont le principe de non-ingérence est mis à l’épreuve par les différends bilatéraux. L’accord signé à Kuala Lumpur, sous les regards du président américain Donald Trump et du Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim, symbolisait un tournant vers une coopération régionale plus pragmatique sur les questions frontalières et de sécurité.

Sa mise en pause risque d’envoyer un signal préjudiciable, notamment dans un contexte où plusieurs États membres cherchent à consolider la stabilité régionale face à la multiplication des tensions maritimes et économiques. Des diplomates malaisiens et singapouriens auraient déjà appelé Bangkok et Phnom Penh à reprendre rapidement le dialogue afin d’éviter une détérioration durable de la confiance mutuelle.

Les analystes régionaux estiment que la Thaïlande cherche avant tout à gagner du temps et à calmer son opinion interne. « Il ne s’agit pas d’une rupture stratégique, mais d’un geste politique calculé », estime l’universitaire thaïlandais Chulaporn Thepsiri, spécialiste des affaires frontalières. « Bangkok souhaite maintenir une marge de sécurité sans compromettre le cadre diplomatique noué à Kuala Lumpur. »

Une frontière qui reste à apaiser

À Phnom Penh, le gouvernement insiste sur la continuité du dialogue. Le ministère des Affaires étrangères assure que « le Cambodge demeure pleinement engagé dans la recherche d’une solution pacifique et durable à toute question frontalière ». Dans les coulisses, plusieurs responsables militaires cambodgiens soulignent la nécessité de relancer les comités mixtes de déminage et de délimitation.

Reste que la relation entre les deux royaumes est fragile, bâtie sur un équilibre entre prudence stratégique, fierté nationale et méfiance historique. La mémoire de Preah Vihear — à la fois sanctuaire et symbole de souveraineté — continue de dominer l’imaginaire collectif, rappelant que toute étincelle dans cette région peut rallumer les braises d’un contentieux jamais complètement éteint.

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