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Cambodge & Histoire : Les Jaraï, une minorité ethnique singulière

Dès qu’il est question des hauts plateaux du Nord Est du Cambodge où vit la majorité des groupes ethniques du pays, la confusion est de mise à propos des langues, de l’histoire, des origines de ces populations, de leurs techniques agricoles et pratiques religieuses.

Femme Jaraï du Ratankiri
Femme Jaraï du Ratankiri. Photo Flickr

L’hinterland

Au Cambodge comme au Vietnam, ce terme ne résume pas seulement un intérieur situé en altitude par rapport à un monde de plaines, mais aussi le monde sauvage, inhospitalier où vivent des tribus laissées à l’écart de l’influence des grandes civilisations qui ont marquées la péninsule indochinoise. Des populations que les peuples majoritaires ne manquent pas de stigmatiser :

« Phnong pour les Cambodgiens, Moi pour les Vietnamiens, Kha pour les Laotiens sont des termes génériques qu’on traduit en gros par “sauvages”. Bref, des individus qui ne connaissent pas les techniques de la rizière irriguée, qui parlent des idiomes incompréhensibles, qui ne sont pas bouddhistes… la liste serait longue »

Il en résulte une vision d’un flou d’autant plus tenace que les missions de reconnaissance et de cartographie ne remontent qu’au tournant du siècle dernier. Après une brève ouverture pendant le Régime du Prince Sihanouk (1955-1970), la guerre du Vietnam et le régime khmer rouge allaient replonger ces régions dans l’isolement jusqu’aux années 1990.

Langues, peuples et origines

À l’instar des Khmers, la plupart des ethnies qui peuplent le Cambodge parlent des langues austro-asiatiques. Il s’agit probablement du plus ancien groupe ethnolinguistique de la région. On peut raisonnablement se représenter au début de l’ère chrétienne une péninsule indochinoise majoritairement peuplée d’ethnies austro-asiatiques. De l’actuelle Birmanie à la mer de Chine méridionale, cette unité originelle allait être mise à mal par la poussée vers le Sud des populations thaïes et birmanes qui appartiennent à des familles ethnolinguistiques différentes.

Le Jaraï appartient à un groupe ethnolinguistique autre : le malayo-polynésien ou austronésien. Ce groupe est formé d’un nombre considérable de langues parlées de l’île de Pâques à Madagascar et de la péninsule indochinoise à Tahiti.   Selon les données les plus récentes, un sous-groupe de cette famille aurait quitté le Nord est de Bornéo aux alentours du 6e sème siècle avant JC et se serait installé dans le centre de l’actuel Vietnam. Les descendants de ce groupe austronésien sont bien présents sur la carte ethnolinguistique du Vietnam et du Cambodge. Ce sont essentiellement les Cham, les Rhadé et les Jaraï. Ce petit rappel historique est essentiel, car les 3 langues sont toujours très proches et il n’est pas rare d’entendre chez les Jaraï : « Nous et les Chams, nous sommes frères de même mère ».

De surcroît, entre les Chams hindouisés, le puissant royaume du Champa, et leurs congénères austronésiens de la montagne vont se tisser des liens historiques étonnants, au point qu’on évoquera un Champa côtier hindouisé et un Champa de l’intérieur (montagnards). Enfin, et ce n’est pas une moindre affaire, les montagnards sont dépositaires des insignes royaux et des derniers trésors des Cham dont le royaume avait fini par se réduire comme une peau de chagrin face à la marche vers le sud des Vietnamiens.

Jeune maman Jaraï du Ratanakiri
Jeune maman Jaraï du Ratanakiri. Photo CG

Les Jaraï du Cambodge

Au terme du recensement de 2008, vivent actuellement au Cambodge 26 335 Jaraï dans la province de Rattanakiri ; une minorité apparemment modeste en regard des 320 000 Jaraï du Vietnam. La société Jaraï est profondément originale en ce qu’elle est organisée en 2 niveaux : le clan et la famille. La société Jaraï est matrilinéaire ; la transmission du nom et, donc, de l’appartenance au clan se fait par la mère. Il n’y a pas si longtemps, les familles d’un village qui appartenaient au même clan étaient logées dans la même longue maison construite sur de petits pilotis. L’appartenance à un clan donné suppose un fond culturel commun ainsi que des interdits très précis, dont l’interdiction de consommer la viande de l’animal totem du clan et surtout d’épouser un membre du même clan. Pour ceux qui se laisseraient aller à enfreindre cette règle, c’est le bannissement du village.

Jacques Dournes a remarquablement décrit la vie des jeunes jaraï dans « Femmes, forêt, folie, une traversée de l’imaginaire Jaraï ».

« Des petites huttes sont construites sur pilotis pour permettre aux jeunes gens de se rencontrer. Les jeunes gens, s’ils le décident, peuvent vivre ensemble une année ou plus avant de décider ou non de se marier et des rituels complexes existent à point nommé pour empêcher la jeune fille de tomber enceinte. »

Si cela devait quand même se produire, le mariage ne pourrait avoir lieu qu’après l’accouchement. Les Jaraï des hauts plateaux du Vietnam ont été touchées par un prosélytisme chrétien de première heure contrairement au Nord est du Cambodge où ne s’est exercé aucun prosélytisme religieux. Il est très révélateur de constater que cette « évangélisation » n’a pas eu d’influence déterminante sur la société Jaraï : le christianisme a dû s’adapter à la sacrosainte règle du clan et du rituel pré matrimonial et certainement pas le contraire.

L’économie repose sur l’essartage ou culture sur brûlis. L’exploitation d’une même parcelle ne dure pas plus de trois ans et est ensuite abandonnée à la forêt qui reprend ses droits ; l’intérêt d’un tel système est que la couverture forestière se reconstitue très vite. Dans agriculture, il y a culture et le choix de l’essart met en jeu un ensemble de rituels religieux qui visent à se ménager la bienveillance des divinités locales. Comme dans le cas de maladies ou d’épidémies, on sacrifie souvent des poulets ou, dans des cas plus sérieux, des buffles.

En pays Jaraï, comme dans le monde cambodgien non bouddhiste, on enterre et les cimetières Jaraï de Rattanakiri sont fascinants. On entoure le cercueil de sculptures symboliques comme, entre autres, le couple, l’avion, ou encore l’éléphant qui témoignent respectivement de la félicité conjugale, du déplacement lointain et du transport.

L’exception jaraï ?

Le fait que Loup Durand ait intitulé son roman « Jaraï » en dit long. Un des héros de l’histoire est effectivement un jaraï, mais la question reste entière de savoir ce que pouvait fabriquer un Jaraï hors de son territoire d’origine, ce qui est difficilement pensable pour d’autres minorités des hauts plateaux. Les Jaraï entretiennent un rapport très particulier aux peuples voisins des hauts plateaux et surtout aux Khmers. Ce rapport trouve son origine dans le concept de Pötao qui est décrit dans l’analyse désormais classique de Jacques Dournes : « Pötao, une théorie du pouvoir chez les Indochinois Jaraï ». Les Jaraï avaient deux sorciers pour chefs : le pötao Ya, Sadet (maître) de l’eau et le Pötao Pui, Sadet du feu. « Ils vivaient éloignés l’un de l’autre, ne devaient jamais se rencontrer, sous peine de précipiter des calamités sans nom sur le pays… Leur autorité était purement mystique ; jamais elle ne rencontra le pouvoir temporel ».

« Cela sonne comme une belle légende. Eh bien pas du tout ! Cette “autorité mystique” était reconnue par tous les Jaraï, les peuples montagnards environnants et… les Khmers ! Le Pötao Pui, Sadet du feu, était dépositaire de la lame du Preah Khan (l’épée sacrée) des Khmers qui, eux, avaient le fourreau en leur possession. Lame fourreau, plaine-montagne, une belle complémentarité »

Mais ce n’est pas tout, car les rois khmers ont régulièrement échangé des présents avec les Pötao, et cette coutume n’a cessé que sous le règne du roi Norodom 1er (1860 – 1904) ! En opposition aux autres minorités des hauts plateaux, les Jaraï ont donc fait depuis bien longtemps l’expérience du monde extérieur et l’influence qu’ils en ont reçue n’a pas été subie passivement : ne sont-ils pas un des très rares groupes ethniques du Nord est à avoir accepté l’économie monétaire dans les années 60 et avoir tenté l’expérience de la rizière irriguée, tout en conservant prudemment leurs essarts ?  Accepter les influences extérieures tout en conservant son vieux fond intime, n’est-ce pas le défi qui devrait rythmer le destin de toutes les minorités d’ici et d’ailleurs ?

Par Jean-Michel Filippi

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