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Ancre 1

Frères de sang, frères de sens : Le cri du cœur d’un résident de Kampot face au fracas des frontières

Dans les terres cambodgiennes de latérite et de rizières, un expatrié ancré depuis dix ans observe le péril d'un conflit frontalier avec la Thaïlande. À Kampot, bercé par le fleuve et le poivre vert, le bruit des armes ébranle l'harmonie d'une région unie par la culture et l'histoire.​

Fabien Peyronnet
Fabien Peyronnet

Ce témoignage exprime l'inquiétude face à une querelle fratricide sur Koh Kood et les gisements gaziers de l'OCA, menaçant les familles de Koh Kong et la stabilité régionale.​ L'auteur plaide pour un dialogue ASEAN, soulignant les racines communes du Theravāda et des épopées partagées, dans l'espoir d'une paix préservant la résilience khmère.​

« Cela fait dix ans. Dix ans que j'ai posé mes valises sur cette terre de latérite et de rizières, dix ans que j'apprends à en déchiffrer les sourires, les silences et, surtout, cette langue khmère si riche qui occupe désormais mes journées et mes nuits d'écrivain. Depuis ma maison à Kampot, bercée par la brise du fleuve et les effluves de poivre vert, j'ai longtemps cru avoir trouvé un havre définitif, loin des tumultes du monde.

Mais aujourd'hui, le bruit des bottes résonne plus fort que le chant des oiseaux. En tant qu'expatrié profondément enraciné ici — marié deux fois, divorcé deux fois, et partageant aujourd'hui ma vie avec Any — je ne peux plus regarder les nouvelles avec le détachement poli de l'observateur étranger. Ce qui se joue actuellement à la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge n'est pas un simple fait divers géopolitique pour analystes intellectuels ; c'est une déchirure dans la chair même de la région que j'appelle "ma nouvelle maison".

L'angoisse aux portes de la famille

Les rapports qui nous parviennent depuis quelques jours sont alarmants. On parle de l'Opération Sattawa, de frappes aériennes, de villages évacués. Si Kampot semble pour l'instant préservée, l'inquiétude s'invite pourtant à notre table chaque soir, à 19h, lors de mon unique repas quotidien.

Ma compagne, Any, a le regard tourné vers l'ouest, vers Koh Kong. Sa mère et sa sœur aînée y vivent. Koh Kong, cette province côtière frontalière de la province thaïlandaise de Trat, est aujourd'hui dans l'œil du cyclone. Les nouvelles du "front" maritime et terrestre, les rumeurs sur les revendications autour de l'île de Koh Kood (ou Koh Kut) et les gisements gaziers de l'OCA (Overlapping Claims Area) transforment la géographie familière de nos vacances en cartes d'état-major.

Comment expliquer cette angoisse ? C'est celle de savoir des êtres chers à portée de tir d'une artillerie justifiée par des nationalismes exacerbés. C'est la peur que la route vers la frontière, que nous avons empruntée tant de fois avec insouciance, ne soit plus qu'un souvenir barré de barbelés et de checkpoints militaires.

Une guerre fratricide et absurde

Je passe mes journées à rédiger des ouvrages sur le vocabulaire et la grammaire khmère. En plongeant dans les racines des mots, je suis frappé, ironiquement, par la proximité culturelle immense entre le Cambodge et la Thaïlande. Ces deux nations sont des sœurs. Elles partagent le Theravada, le Ramayana (Reamker ici, Ramakien là-bas), des racines linguistiques pali et sanskrites, et une cuisine où se répondent le Prahok et le Pla Ra.

Voir ces deux peuples s'entre-déchirer pour des lignes sur une carte ou des promesses d'hydrocarbures est une tragédie culturelle autant qu'humaine. C'est comme voir deux mains d'un même corps se battre l'une contre l'autre.

Mes convictions, forgées par une décennie d'observation respectueuse, sont simples : cette région a trop souffert. Le Cambodge se relève à peine, avec une résilience qui force l'admiration, des décennies de ténèbres. La jeunesse cambodgienne, celle qui apprend le français sur ma page Facebook, celle qui rêve d'entreprendre et de voyager, ne mérite pas de voir son avenir hypothéqué par les vieilles rancunes de 2008 ou de 2011 réchauffées par des calculs électoraux ou des pressions internationales.

Mes attentes et espoirs

On parle d'une médiation américaine, de l'intervention de Donald Trump, de tarifs douaniers punitifs... Tout cela semble si loin de la réalité du riziculteur de Preah Vihear ou du pêcheur de Koh Kong.

Ce que j'attends, en tant que citoyen d'adoption de ce pays, c'est un retour à la raison. J'attends que l'ASEAN cesse d'être un "tigre de papier" et impose un dialogue réel. Les mémorandums d'entente (comme ce fameux MOU de 2001 dont tout le monde parle) ne doivent pas être des prétextes à la guerre, mais des outils de développement commun.

J'ai 65 ans. À mon âge, on n'aspire plus aux révolutions, mais à la stabilité et à la transmission. Je veux pouvoir continuer à écrire mon tome 2 sur les substantifs khmers sans que le bruit des F-16 ne couvre ma concentration. Je veux pouvoir voyager comme j’ai prévu de le faire, , sans craindre que les aéroports ne ferment ou que l'économie ne s'effondre, ruinant au passage les petits commerces dont nous dépendons tous.

Je suis préoccupé, oui. Terriblement. Mais je garde l'espoir, cet espoir têtu que j'ai vu si souvent dans les yeux des Cambodgiens. J'espère que la sagesse l'emportera sur l'orgueil, et que la seule "bataille" qui restera sera celle, amicale, de savoir qui, du Pad Thaï ou du Kuy Teav, mérite la palme de la meilleure nouille sautée.

Pour l'heure, je retourne à mes manuscrits, le cœur lourd, en espérant que demain, les nouvelles de Koh Kong seront rassurantes. Pour Any. Pour nous. Pour le Cambodge. »

Par Fabien Peyronnet, résidant au Cambodge depuis 10 ans. Kampot, le 13 décembre 2025

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