Chronique de Jean-Benoit Lasselin, publiée il y a quelque temps déjà mais dont le ton et l’authenticité ne démodent jamais...
Soirée
Elle pose son verre de vin et reprend la conversation : « Franchement, pourquoi les Cambodgiens veulent tous rouler en 4×4 ? Ça pollue et surtout ça prend de la place. Et puis surtout, les routes du Cambodge ne sont adaptées à ce genre de véhicule. Moi, je vais au travail en vélo, je trouve cela beaucoup plus sain pour la ville et ses habitants ». Je pose mes coudes sur la table et l’écoute. Je ne la connais pas, mais je sens qu’elle a des projets pour le Cambodge.
Un moment de convivialité comme il en existe tant à Phnom Penh. Tout le monde se salue, se fait des grands sourires et distribue ses cartes de visites. Nous étions une majorité de blancs dans ce grand hôtel de la capitale. Un verre à la main, j’approche d’une table appelé par un ami qui souhaite me présenter. Une jeune fille est en face de moi. Elle est un peu grosse, porte des claquettes avec une jupe courte malgré des jambes très mal épilées. Elle a l’air de se vouloir différente.
« Elle me raconte qu’elle vient des Etats-Unis avec son compagnon pour « aider ». Je plaisante en répondant que les Cambodgiens aussi aimeraient bien aller aux US pour aider »
Ça ne la fait pas rire du tout, ça commence mal, ce couple n’a aucun humour (ou le second degré ne passe pas). Son compagnon est kinésithérapeute, spécialisé dans l’accompagnement de sportifs de haut niveau. Lui aussi porte des claquettes. Il transpire beaucoup dans cette salle de bal malgré sa tenue de plage. Il me donne sa carte de visite.
Je le remercie et lui dis que si je croise un sportif de haut niveau, je lui donnerai sa carte. Cette deuxième tentative ne le fait pas rire non plus (faut vraiment que j’arrête le second degré). Mais ce n’est pas grave, la conversation continue : ce petit couple charmant me raconte qu’ils sont venus découvrir le royaume khmer il y a un mois, ils ont adoré, ils veulent rester parce que « there’re so many people to help ». Je leur demande quel projet les intéresserait.
Artisans de la paix
Elle me parle alors d’une ONG surprenante qui vient justement de faire une levée de fonds. Elle m’explique que c’est un projet géré par des « artisans de la paix, une entreprise sociale qui crée des bijoux et accessoires provenant des mines et autres munitions non-explosées, pour soutenir la durabilité dans les pays post-conflits ». J’avale de travers, tousse et explose de rire (j’étais en pleine gorgée). Une ONG qui fait des bijoux avec des morceaux de mines … Très très bon. Et moi qui croyait ce couple sans humour ni second degré. Je suis agréablement surpris. Ils me regardent, accusateurs. Et non, ce n’était pas une plaisanterie (l’ONG en question est Saught). Silence de mort à la table. Mon regard porte loin.
Aparté
Je ne sais pas à quel moment l’humanité s’est perdue. Quand je pense que des centaines de PME cambodgiennes peinent pour lever 2 000$ pour financer l’achat d’un véhicule ou d’une machine qui augmentera la productivité de l’entreprise, créera des emplois … et cette personne me parle d’une ONG qui doit lever autour de 50 000$ par an pour financer la création d’un atelier de production de bijoux provenant de mines anti-personnelles. Parfois, je trouve que le monde, c’est génial. Et c’est ce que je dis à ce couple : « Mais c’est génial ! », afin de relancer la conversation.
Je veux savoir ce qui pousse ces gens. Un serveur passe entre nous pour nous resservir du vin. Je leur demande ce qui les pousse à vouloir « aider ». La jeune femme m’explique alors qu’elle a visité un orphelinat près de Phnom Penh, et que les enfants ne savaient pas se laver, qu’ils ne mangeaient pas équilibré et qu’ils jouaient pieds nus. Je m’exclame en mimant grossièrement :
« Comment ? Un orphelinat dans lequel les enfants sont sales, ne mangent que du riz frit et tapent dans un ballon sans chaussures ! Mais c’est un scandale ! »
Le compagnon de cette jeune femme qui terminait de façon très canine son assiette de petits fours, fait un pas vers moi. Il est très grand. Son short de surfer siglé « Freedom spirit » me déconcentre (surtout dans la salle de bal de cet hôtel plutôt luxueux), il est le protecteur de rêve, le gardien des bons sentiments.
On ne touche pas aux élans maternels de son amoureuse. Il me dit que ce n’est pas correct de se moquer des gens qui veulent aider. Moi aussi je fais un pas vers lui : j’explique que le Cambodge n’est plus un protectorat, qu’il peut se débrouiller très bien tout seul. Le ton monte. Son attaque est directe :
« Mais qui es-tu ? Tu t’es vu dans ton 3 pièce en lin couleur crème et ta chemise à carreaux ? Avec tes petites blagues indécentes. Que fais-tu pour ce pays ? Nous au moins on essaye de changer les choses »
C’est marrant, nous sommes dans un grand hôtel de la capitale de Phnom Penh, il me parle d’aider les pauvres la bouche plein de saumon sauvage pêché en Norvège il y a deux jours, et il veut changer les choses. Je suis un peu à court d’arguments face à la grossièreté de ces bons sentiments. Il termine par un « I am done talking to you » tout en déglutissant un dernier blini. Ah la la, ces gens qui veulent aider les pauvres en sirotant des grands crus dans un hôtel de luxe de la capitale …
C’est fou le nombre de personnes qui veulent changer ce pays. Moi le premier. Mais parfois, je suis vraiment désarmé face aux bons sentiments. Je pense que je préfère passer ma soirée au karaoké avec des Chinois qui rasent les forêts du Kirirom plutôt qu’avec une Australienne qui vient faire du bénévolat sur la décharge de Phnom Penh dans le cadre de ses vacances solidaires.
Par JB Lasselin – vivre au cambodge (cc)
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