Cambodge–Thaïlande : Pierre-Yves Clais, la douleur - et l'espoir - d’un ami du royaume khmer
- Chroniqueur
- il y a 2 heures
- 5 min de lecture
Pierre‑Yves Clais est avant tout un homme de terrain, profondément lié au Cambodge depuis plus de trois décennies. Ancien casque bleu arrivé dans un pays meurtri par la guerre, il a vu la nation renaître et s’est engagé corps et âme dans sa reconstruction. Son attachement à la terre khmère dépasse aujourd’hui celui d’un simple observateur étranger : il est devenu témoin, acteur et défenseur de son histoire vivante.

C’est donc avec une émotion sincère et une indignation contenue qu’il partage ici sa réflexion sur les tensions croissantes entre la Thaïlande et le Cambodge. À travers ses mots transparaissent à la fois la douleur de voir un pays aimé une nouvelle fois blessé et l’espoir que le dialogue, la justice et la fraternité puissent l’emporter sur la haine et la violence.
« Il y a 33 ans, jeune casque bleu, j’arrivais au Cambodge, un pays encore marqué par les stigmates de la guerre : routes défoncées, bâtiments en ruines et une population traumatisée qui tentait de se reconstruire.
Au fil des années, j’ai vu ce pays se relever, pierre par pierre, sourire par sourire. Et je l’ai aimé au point d’y planter mes racines : j’y ai fondé une famille et mes trois enfants portent en eux ce mélange franco-khmer qui fait ma fierté quotidienne.
Ce Cambodge, je l’ai défendu et promu de toutes mes forces. Pendant douze ans, j’ai créé puis remis à jour le guide Le Petit Futé Cambodge, pour que les voyageurs puissent, comme moi, découvrir ses merveilles. Successivement capitaine de jonque et guide spécialisé dans les coins reculés, j’ai longtemps mis la main à la pâte, emmenant docteurs, banquiers et mères de famille découvrir le Cambodge profond, ses jungles, ses temples perdus, partageant avec eux l’histoire (et les potins grivois…) de ce pays, des premiers explorateurs aux familles maintenant au pouvoir.
Avec mon épouse, nous avons contribué à faire revivre le Bokator, cet art martial ancestral, en organisant en 2011 la première rencontre internationale à Angkor, un moment de grâce où une foule enthousiaste a pu découvrir la richesse de cette tradition khmère. À travers la Fondation Airavata, nous avons œuvré, et œuvrons toujours, pour la protection des éléphants, ces géants paisibles qui incarnent l’âme du pays.
J’ai exploré les jungles à pied, fraternisé avec les minorités ethniques dans les provinces reculées, et je continue à sillonner ce territoire à moto, des rives du Mékong aux montagnes des Cardamomes. Chaque virage, chaque sourire croisé renforce cet attachement viscéral.
Les tensions frontalières et l’histoire des conflits
Ayant récemment visité les zones frontalières de la Thaïlande et suivant l’actualité de près, je n’ai hélas pas été surpris par l’escalade de ces derniers jours. Les tensions couvaient, les incidents se multipliaient : attaques ciblées de populations civiles cambodgiennes par l’armée thaïlandaise, actes d’humiliation collective, notamment l’utilisation de camions-citernes remplis d’excréments humains.
Ces violences incluaient des brutalités physiques répétées contre les civils, mais aussi le viol collectif d’une jeune migrante cambodgienne par des membres de l’armée thaïlandaise, crime grave resté sans enquête sérieuse ni sanctions, illustrant une impunité totale.
Il était pour moi clair que les vieilles prétentions thaïlandaises sur le territoire khmer ne s’éteindraient pas d’elles-mêmes.
Le rôle historique de la France
En tant que Français vivant au Cambodge, l’histoire partagée entre nos deux nations demeure pour moi une profonde source d’inspiration.Dès le XIVe siècle, le royaume khmer a subi de la part du Siam une longue série d’agressions : annexions territoriales, appropriations culturelles et réduction en esclavage de populations entières.
À la demande expresse du roi Norodom, la France est intervenue pour mettre fin à cet expansionnisme violent. En établissant un protectorat, elle a protégé le royaume khmer d’une absorption totale et a négocié des frontières claires, notamment par le traité franco-siamois de 1907, signé sous le règne du roi Rama V, qui a restitué au Cambodge des provinces essentielles comme Battambang et Siem Reap, incluant l’ancienne capitale d’Angkor.
Cependant, depuis l’indépendance du Cambodge en 1953, la Thaïlande a ravivé ses anciennes prétentions territoriales, poursuivant une politique d’expansion vers le sud. Ces revendications persistantes se traduisent par une éducation nationale imprégnée de propagande, de racisme et de haine envers les Khmers, transmise aux générations successives.
Ni les décisions successives de la Cour internationale de Justice – notamment en 1962 et 2013, confirmant la souveraineté cambodgienne sur le temple de Preah Vihear et son promontoire – ni l’inscription de sites khmers au patrimoine mondial de l’UNESCO n’ont apaisé ces tensions ; bien au contraire, elles semblent les avoir exacerbées.
Cette histoire commune, marquée par la protection française face à l’impérialisme régional, mérite d’être rappelée avec fierté et sérénité, dans l’espoir d’un dialogue apaisé entre voisins.
Le drame de Ta Krobey
Cet été, après que les premiers affrontements aient éclaté, nous avons tenté d’apporter un peu d’aide et de réconfort aux réfugiés et aux militaires, en particulier ceux de Ta Krobey, ce petit temple merveilleux, joyau du XIe siècle, où nous avons tissé des liens d’amitié profonds.
Voir aujourd’hui Ta Krobey réduit à un tas de gravats, sciemment visé puis détruit, me serre le cœur. Ce n’était pas seulement un site historique : c’était un symbole vivant de la résistance khmère face à une armée six fois plus puissante.
Ne pouvant prendre le temple par la force, les barbares l’auront finalement détruit sous le fallacieux prétexte qu’il avait été transformé en bunker et menaçait leur sécurité !
En réalité, les Cambodgiens avaient tout juste mis des sacs de sable, des filets anti-drônes et quelques soldats pour protéger Ta Krobey et empêcher les militaires thais de le leur dérober comme ils l’avaient annoncé.
Réflexion sur la violence et l’injustice
Les événements récents : attaques tout le long de la frontière, frappes aériennes, bombardements, temples détruits ou endommagés, civils touchés, me remplissent d’un profond dégoût face à cette persistance d’un discours raciste qui instrumentalise le nationalisme pour détourner l’attention des crises internes de la Thaïlande.
Je ne hais personne. Je hais seulement l’injustice, ce racisme décomplexé et la violence débridée d’un pays privilégié qui accablent ce petit royaume que j’aime tant.
Un appel à la paix et à la fraternité
Mes attentes sont simples : que la communauté internationale, l’ASEAN, les grandes puissances, poussent enfin à une paix durable, fondée sur le droit international et le respect des décisions passées.Que les armes se taisent définitivement, que les temples soient préservés pour les générations futures, que ces deux peuples si proches culturellement apprennent à coexister sans exacerber sans fin les haines du passé.
Le Cambodge mérite la sérénité. Il a déjà suffisamment souffert.Puissions-nous tous, de part et d’autre de la frontière, choisir la raison et la fraternité.
Avec l’espoir d’un avenir apaisé. »
Pierre-Yves Clais



