Cambodge sous pression : Quand le pari des exportations devient un risque systémique
- La Rédaction
- il y a 2 minutes
- 5 min de lecture
Au sein de l’ASEAN+3, le Cambodge apparaît comme l’économie la plus exposée au durcissement commercial des États‑Unis, tant par la structure de ses exportations que par son degré de dépendance à la demande finale américaine. Dans un environnement où chaque point de tarif supplémentaire peut se traduire en pertes d’emplois et en marges écrasées, le modèle cambodgien d’industrialisation tirée par les exportations se trouve placé sous un test de résistance d’une ampleur inédite.

Une dépendance aux États‑Unis hors norme
Les États‑Unis absorbent une part exceptionnellement élevée des exportations cambodgiennes, bien plus que pour la plupart des autres économies de l’ASEAN+3, ce qui place Phnom Penh dans le groupe des pays les plus dépendants de ce marché avec, en tête, le textile et les biens de consommation discrétionnaires.
Cette dépendance est d’autant plus préoccupante que le rapport montre que le Cambodge combine à la fois un fort poids des États‑Unis dans ses ventes extérieures et un panier de produits parmi les plus sensibles aux variations de prix induites par les droits de douane.
En 2024, le Cambodge est classé comme l’économie la plus vulnérable aux chocs tarifaires américains lorsqu’on croise l’exposition directe (part des exportations vers les États‑Unis) et l’« élasticité » de son mix de produits. Autrement dit, un choc tarifaire donné a, statistiquement, plus de chances de se traduire par une chute des volumes exportés au Cambodge que dans n’importe quel autre pays de la région.
Un panier d’exportations hautement élastique
Le cœur du risque cambodgien est dans la nature même de ce que le pays exporte : des biens faciles à substituer pour les consommateurs américains. Les économistes du rapport utilisent des élasticités de la demande d’importation afin de mesurer à quel point les volumes réagissent à une hausse de prix ; les produits à forte élasticité voient leurs ventes reculer nettement lorsque les coûts augmentent, notamment du fait des droits de douane.
Dans ce cadre, le Cambodge se singularise par un mix d’exportations vers les États‑Unis particulièrement concentré sur des produits à élasticité élevée. En 2024, ses cinq premiers postes d’exportations à destination des États‑Unis sont dominés par des biens de consommation et des composants industriels très sensibles aux prix :
Les « travel goods » (bagages, sacs, maroquinerie, etc., code HS4 4202) représentent 14,1% des exportations vers les États‑Unis, avec une élasticité estimée à −3,0−3,0, ce qui signifie qu’une hausse relative de prix se traduit rapidement par un recul prononcé des volumes.
Les dispositifs semi‑conducteurs et LED (HS4 8541) comptent pour 10,6% des exportations, avec une élasticité de −4,8−4,8, illustrant la forte compétition internationale sur ces chaînes de valeur.
Les pulls, sweatshirts et articles similaires en maille (HS4 6110) pèsent 7,0% des ventes au marché américain, avec une élasticité de −4,9−4,9, typique des produits textiles à faible différenciation.
Les luminaires et équipements d’éclairage (HS4 9405) représentent 5,9% des flux vers les États‑Unis, avec une élasticité de −3,3−3,3.
Les pneus neufs en caoutchouc (HS4 4011) comptent pour 5,7% des exportations américaines du Cambodge, avec une élasticité encore plus marquée à −8,0−8,0.
Pris ensemble, ces cinq postes concentrent près de 43% des exportations cambodgiennes vers les États‑Unis, avec des élasticités toutes supérieures, en valeur absolue, à 3, un niveau considéré comme très sensible dans la littérature du commerce international.
Cette configuration signifie qu’un relèvement durable des droits de douane américains peut rapidement provoquer des ajustements brutaux, sous forme de volumes perdus ou de compressions de marges si les producteurs tentent d’amortir le choc en réduisant leurs prix sortie‑usine.
Le Cambodge, « cas extrême » dans la région
Les auteurs vont plus loin en construisant des indicateurs synthétiques de vulnérabilité, croisant élasticité moyenne pondérée par produit, part des États‑Unis dans les exportations et valeur ajoutée domestique intégrée dans les flux vers ce marché. Sur cette base, le Cambodge est systématiquement positionné en haut du spectre de risque : il affiche à la fois la trade‑weighted elasticity la plus élevée pour les exportations destinées aux États‑Unis et l’un des degrés de dépendance les plus forts à la demande finale américaine.
Les graphiques de « trade‑at‑risk » montrent que le Cambodge, avec le Vietnam, compose le noyau dur des économies jugées à risque élevé dans l’ASEAN+3, mais avec une nuance importante. Alors que le Vietnam présente une forte exposition en valeur nominale, sa part de valeur ajoutée domestique dans ce qui est vendu aux États‑Unis reste plus faible, reflétant un rôle davantage « aval » dans les chaînes de valeur, alimenté par de nombreux intrants importés.
À l’inverse, le Cambodge est, pour l’essentiel, un exportateur de produits finis intensifs en travail, où la valeur ajoutée locale est significative, ce qui amplifie l’impact domestique de tout recul des commandes américaines.
Chaînes de valeur mondiales : le double tranchant
Le rapport rappelle qu’une partie des échanges ASEAN+3 avec les États‑Unis s’effectue via les chaînes de valeur mondiales, avec une répartition complexe de la valeur ajoutée entre pays. Si le Cambodge n’atteint pas le degré d’intégration des grandes plateformes électroniques ou automobiles de la région, il participe néanmoins à des segments spécifiques, notamment à travers les semi‑conducteurs et composants électroniques (HS4 8541), déjà cités parmi ses premiers postes d’exportations vers les États‑Unis.
Les auteurs du rapport AMRO montrent que les économies dont une forte part des exportations grossières correspond à de la valeur ajoutée domestique destinée, in fine, au consommateur américain sont les plus exposées dans une perspective de chaînes de valeur. Sur cet indicateur, le Cambodge figure de nouveau parmi les pays les plus vulnérables, l’essentiel de la valeur créée localement dans l’habillement, la maroquinerie ou les biens d’éclairage étant directement adossée à la demande américaine.
En résumé, le Cambodge ne se contente pas d’être un simple pays d’assemblage marginal ; il assume une part substantielle de la valeur ajoutée finale dans des secteurs ciblés, ce qui rend tout choc externe particulièrement coûteux en termes de revenus, d’emplois et de recettes fiscales.
Un modèle à rééquilibrer d’urgence
Le diagnostic posé par cette note analytique est sans ambiguïté : le Cambodge a bâti un modèle d’industrialisation à succès, tiré par les exportations, mais adossé à un socle étroit – quelques catégories de produits très élastiques, principalement à destination d’un seul grand marché. Dans un monde de plus en plus fragmenté sur le plan géo‑économique, ce pari devient de moins en moins tenable sans profondes adaptations.
Trois axes apparaissent centraux à la lumière des chiffres mis en avant :
Diversifier les marchés, afin de réduire la part des États‑Unis dans les exportations, en capitalisant sur les accords régionaux et les débouchés croissants en Asie et en Europe.
Recomposer le panier d’exportations vers des produits à élasticité plus faible – qu’il s’agisse de segments plus techniques dans le textile, de composants intermédiaires ou de niches industrielles où le prix n’est pas l’unique critère.
Élever le contenu technologique et la sophistication des productions locales, afin de migrer progressivement vers des catégories de biens où la concurrence par les coûts est moins frontale et où la différenciation permet d’absorber plus facilement des hausses de coûts liées aux droits de douane ou aux normes.
Entre risque et opportunité
Cette montée des risques ne doit pas être lue uniquement comme une menace, mais aussi comme un puissant signal d’alarme stratégique pour le Cambodge. L’alerte chiffrée que constitue cette classification en économie « à risque élevé » peut servir de levier politique pour accélérer des réformes déjà identifiées : montée en gamme industrielle, amélioration du climat des affaires, renforcement des infrastructures logistiques et de la formation professionnelle.
Alors que l’ASEAN+3, dans son ensemble, voit son modèle d’intégration commerciale remis en question par la volatilité de la politique commerciale américaine, le Cambodge se trouve, plus que tout autre, dos au mur. De la manière dont Phnom Penh saura transformer ce choc potentiel en vecteur de diversification et de modernisation dépendra en grande partie la résilience de l’économie cambodgienne pour la décennie à venir.



