Asie & Histoire : Angkor révélé, le périple d'Henri Mouhot au Cambodge et ailleurs
- La Rédaction
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Dernière mise à jour : il y a 13 heures
Au mitan du XIXe siècle, alors que l’Europe s’enivre de conquêtes, de sciences et de rêves lointains, une silhouette discrète, presque effacée dans la mémoire collective, s’apprête à inscrire son nom parmi les grands découvreurs.

Henri Mouhot, fils de la paisible Montbéliard, n’a ni la fortune ni les appuis des illustres explorateurs de son temps. Il n’en possède pas moins la flamme, celle qui brûle d’un désir insatiable de comprendre, de voir, de témoigner. C’est à lui que l’on doit la redécouverte, pour l’Occident, de l’un des plus prodigieux ensembles monumentaux de l’Asie : Angkor.
L’histoire de Mouhot est celle d’un homme écartelé entre l’Europe industrieuse et l’Orient mystérieux, entre la rigueur de la science et l’appel du merveilleux. Son destin, marqué par l’abnégation, la curiosité et parfois la solitude, éclaire d’un jour nouveau cette période où l’Asie du Sud-Est s’ouvre, non sans résistance, aux regards avides des savants et des aventuriers.
Les origines et la formation d’un explorateur
Né le 15 mai 1826 à Montbéliard, Henri Mouhot appartient à cette France provinciale où la modestie des conditions n’exclut ni l’ambition ni la dignité. Son père, employé de l’administration, et sa mère, femme de grand mérite, s’imposent de lourds sacrifices pour offrir à leurs enfants une éducation digne de ce nom. La mort prématurée de sa mère, épuisée par le dévouement, laisse une empreinte indélébile sur l’âme sensible du jeune Henri.
Au collège de Montbéliard, il s’initie d’abord à la philosophie, rêvant de devenir professeur. Mais déjà, ses maîtres perçoivent en lui un tempérament singulier : un amour ardent pour les arts, une facilité pour les langues, et surtout une curiosité insatiable pour les sciences naturelles. Ce sont là les germes d’une vocation qui ne tardera pas à s’affirmer.
L’appel du vaste monde, irrésistible, le conduit en Russie. Il y trouve, au sein des sociétés littéraires et artistiques, un accueil chaleureux. Professeur au corps des cadets de Voroneje, il parcourt l’empire des Tsars, dessinant, observant, collectionnant. Douze années durant, il s’imprègne des paysages, des hommes et des monuments, affinant ce regard de naturaliste et d’artiste qui fera sa singularité.
Mais l’Histoire, capricieuse, rappelle Mouhot en France à l’orée de la guerre franco-russe. Ce retour aux sources n’est qu’un prélude à de nouveaux départs. Aux côtés de son frère Charles, il découvre l’Allemagne, l’Italie, la Hollande, puis l’Angleterre, où il épouse une nièce du célèbre explorateur Mungo Park. À La Haye, les deux frères fondent un établissement photographique, explorant les potentialités d’une technique nouvelle au service de la science et de l’art.
C’est dans l’île de Jersey, havre de paix et de réflexion, que Mouhot se plonge dans l’étude de l’ornithologie et de la conchyliologie. Mais la lecture d’un ouvrage anglais sur le royaume de Siam agit sur lui comme une révélation. Dès lors, son destin est scellé : il sera explorateur, et l’Asie sera son théâtre.
La Russie, laboratoire de l’exil et de l’apprentissage
La Russie, terre de contrastes et d’extrêmes, façonne le jeune Mouhot. Il y découvre non seulement la rigueur du climat, mais aussi la diversité des peuples et des cultures. Son esprit, avide de savoir, s’ouvre à l’infini des steppes, à la majesté des forêts, à la complexité des sociétés humaines. Il apprend la patience, la résilience, et surtout l’art de l’observation minutieuse, qui deviendra sa marque de fabrique.
Ses dessins, ses descriptions, ses collections témoignent d’une curiosité encyclopédique. Il s’intéresse autant aux hommes qu’aux bêtes, aux monuments qu’aux paysages. Cette période russe, souvent négligée par les biographes, est pourtant essentielle : elle forge l’explorateur, le prépare aux épreuves à venir.
L’Europe, la photographie et l’appel de l’Asie
De retour en Europe, Mouhot ne se contente pas de vivre dans le souvenir de ses années russes. Il s’initie à la photographie, cette invention qui bouleverse la représentation du monde. Avec son frère, il parcourt musées et campagnes, immortalisant chefs-d’œuvre et merveilles naturelles. Mais l’Europe, malgré sa richesse, ne suffit plus à nourrir sa soif d’inconnu.
La découverte d’un livre sur le Siam agit comme un catalyseur. Mouhot comprend que sa destinée se joue ailleurs, dans ces contrées encore mystérieuses où l’Occident n’a posé qu’un pied timide. Il tente d’obtenir le soutien des sociétés savantes françaises, essuie des refus, mais trouve à Londres l’appui nécessaire. Le 27 avril 1858, il s’embarque pour Singapour, puis Bangkok, prêt à affronter l’inconnu.
Le départ pour l’Asie – Premiers pas au Siam
Singapour, puis Bangkok : Mouhot découvre un monde à la fois foisonnant et déroutant. La « Venise de l’Orient », avec ses canaux, ses temples et ses foules bigarrées, le fascine. Il observe, décrit, dessine, collecte. Sa curiosité ne connaît pas de bornes : il s’intéresse aux mœurs, aux croyances, aux institutions, mais aussi à la faune et à la flore, d’une richesse inouïe.
Il visite Ajuthia, ancienne capitale, explore le mont Phrabat, recueille des empreintes d’animaux antédiluviens, s’émerveille devant la luxuriance de la nature. Partout, il note, dessine, collecte, envoyant en Europe des spécimens rares qui enrichissent les musées et les sociétés savantes.
Mais Mouhot n’est pas seulement un savant. Il est aussi un témoin lucide des sociétés qu’il traverse. Il dénonce l’esclavage, la misère, la servilité, mais sait aussi reconnaître la beauté et la douceur de vivre qui caractérisent ces peuples.
Le voyage au Cambodge – le chemin vers Angkor
C’est au Cambodge que se joue le destin de Mouhot. Parti de Bangkok à la fin de 1858, il remonte le Mékong, traverse des paysages sauvages, affronte les maladies, les bêtes, les hommes parfois hostiles. À Kampot, il rencontre l’abbé Hestrest, puis le roi du Cambodge, qui lui accorde une audience et une lettre de recommandation.
Le chemin vers Angkor est semé d’embûches. Les routes sont mauvaises, les villages rares, la misère omniprésente. Mais Mouhot, porté par une énergie indomptable, poursuit sa route, notant tout, observant tout, s’émerveillant devant la beauté des paysages et la diversité des peuples.

La découverte d’Angkor – émerveillement et témoignage
C’est enfin l’arrivée devant les ruines d’Angkor. Mouhot, saisi d’émotion, découvre un ensemble architectural d’une grandeur inouïe. Les temples, envahis par la jungle, témoignent d’une civilisation disparue, dont il tente de percer les mystères. Il décrit avec précision Angkor Vat, Angkor Thom, les bas-reliefs, les statues, les tours élancées.
Son récit, empreint de poésie et d’admiration, fait date. Il compare Angkor aux plus grands monuments de l’Antiquité, n’hésitant pas à écrire : « Un de ces temples, rival du Salomon, élevé par quelque Michel-Ange d’Orient, pourrait prendre une place honorable auprès de nos plus beaux édifices. » Il s’interroge sur l’origine de ces ruines, sur la civilisation qui les a bâties, sur les causes de leur déclin.
Mouhot ne se contente pas de décrire : il dessine, photographie, prélève des échantillons, rédige des notes précieuses. Son témoignage, publié après sa mort, suscite l’enthousiasme en Europe et relance l’intérêt pour l’archéologie khmère.
Le legs scientifique et humain
Au-delà de la découverte d’Angkor, Mouhot laisse une œuvre scientifique considérable. Ses collections enrichissent les musées, ses observations font avancer la connaissance de la faune, de la flore, des peuples d’Indochine. Mais son héritage est aussi humain : il incarne une certaine idée de l’exploration, faite de rigueur, de curiosité, de respect.
La mort en terre inconnue et la naissance d’un mythe
Épuisé par les fièvres et les privations, Mouhot meurt en 1861, non loin de Luang Prabang, au Laos. Sa tombe, perdue dans la jungle, devient un lieu de mémoire. Son journal, publié à titre posthume, fait de lui un héros romantique, symbole de la quête de l’inconnu et du sacrifice au nom de la science.
Henri Mouhot, longtemps oublié, est aujourd’hui reconnu comme l’un des grands passeurs entre l’Orient et l’Occident. Sa redécouverte d’Angkor a ouvert la voie à des générations d’archéologues, d’historiens, de voyageurs. Mais au-delà de l’explorateur, c’est l’homme, avec ses doutes, ses émerveillements, sa générosité, qui continue de nous fasciner.