Aux frontières du jeu : L’écosystème économique des casinos du corridor Cambodge-Thaïlande
- Brèves Éco
- il y a 4 jours
- 3 min de lecture
Entre les provinces cambodgiennes de Poipet, O Smach, Pailin et Koh Kong, et les districts frontaliers de la Thaïlande, s’étend un archipel de casinos qui façonne un pan discret mais central de l’économie régionale.

Loin des regards des autorités thaïlandaises—pour qui les jeux d’argent demeurent illégaux—ces établissements attirent chaque année des centaines de milliers de visiteurs thaïlandais, générant des flux financiers considérables et une économie parallèle de l’emploi, de l’immobilier et du commerce transfrontalier.
Un empire de 150 casinos le long de la frontière
Le Cambodge abrite désormais environ 150 casinos, la vaste majorité étant concentrée près de la frontière thaïlandaise, ce qui lui vaut d’être surnommé la capitale régionale du jeu.
Rien qu’à Poipet, cœur palpitant de l’industrie frontalière, se dressent des dizaines de complexes tels que Holiday Palace, Grand Diamond City ou Star Vegas Resort. Officiellement, seuls les étrangers sont autorisés à jouer dans ces établissements ; en pratique, la clientèle thaïlandaise représente plus de 90% des usagers quotidiens—une dépendance illustrant la porosité des frontières et le génie d’adaptation du marché.
Profits colossaux et recettes fiscales
Cette industrie rapporte gros, tant aux investisseurs privés qu’à l’État cambodgien. En 2024, les casinos et activités de jeu ont rapporté plus de 63 millions de dollars en recettes fiscales à Phnom Penh, auxquels s’ajoutent les bénéfices privés, estimés à plusieurs milliards de dollars chaque année pour les opérateurs. Certains analystes avancent que jusqu’à 40% du PIB des provinces frontalières pourraient dépendre directement ou indirectement de ce secteur, incluant casinos, centres d’appels et commerces associés.
Un moteur d’emploi transfrontalier
Des dizaines de milliers d’emplois gravitent autour de ces empire du jeu. Avant les récentes restrictions, il était courant que 10,000 à 20,000 travailleurs thaïlandais franchissent quotidiennement la frontière pour occuper des postes de croupiers, personnels administratifs, hôteliers, chauffeurs, agents de sécurité, cuisiniers ou employés de nettoyage. De l’autre côté, des Cambodgiens profitent des emplois indirects : restauration, transport, ventes ambulantes, maintenance technique, blanchisserie.
Un fragile statu quo secoué par le conflit
Depuis mai-juin 2025, les tensions militaires ont changé la donne. Le 17 juin, l’armée thaïlandaise a interdit le passage aux Thaïlandais travaillant ou jouant dans les casinos de Poipet et d’autres villes frontalières, provoquant un effondrement du trafic (-62% pour Star Vegas) et une chute brutale des recettes (-31% au deuxième trimestre pour les casinos les plus exposés).
Les raisons avancées sont officiellement la sécurité nationale et la lutte contre la criminalité organisée et les “scam centers”—mais l’impact économique est considérable, du côté cambodgien comme du côté thaïlandais où de nombreux foyers dépendaient de ces revenus transfrontaliers.
Les intérêts de l’armée thaïlandaise
Faut-il croire que l’armée thaïlandaise profite de cet écosystème ? La réponse est nuancée. Officiellement, l’armée réprime le phénomène, inquiète pour la sécurité et la réputation du pays. En réalité, la fermeture récente des frontières traduit plus un souci de contrôle sécuritaire et politique qu’une opposition structurée au secteur en tant que tel. Tant que le secteur du jeu était toléré et canalisé, il offrait à certains réseaux officiels ou parallèles des opportunités de revenus substantiels. Mais la rivalité politique, la pression sociale et la méfiance associés à certains casinos ont fini par primer.
Au croisement du profit et de la précarité diplomatique, l’économie des casinos frontaliers incarne la complexité des relations entre le Cambodge et la Thaïlande. Moteur de développement pour certains, pieuvre informelle pour d’autres, elle est aujourd’hui prise dans la tourmente des conflits militaires et des réponses autoritaires qui pourraient, au final, remettre en cause l’un des plus puissants leviers économiques du Cambodge contemporain.