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Ancre 1

Témoignage & Khmers rouges : « L’amour familial dans le désespoir, la déchirure et la souffrance »

Dernière mise à jour : 11 oct. 2021

« Le 17 avril 1975 demeure un jour gravé dans ma mémoire. Ce jour-là, les Khmers rouges, tout de noir habillé, entraient dans Phnom Penh, la capitale du Cambodge ».

Photo de Mlle HONG avec les enfants du catéchisme lors d’une sortie dominicale. Une seule fille, au dernier rang, la 3e en comptant de droite, a survécu, les autres sont tous morts. Ma petite sœur et mon petit frère sont les 2 premières personnes sur la photo, côté gauche, 2e et 3e rang.
Mlle HONG avec les enfants du catéchisme lors d’une sortie dominicale. Une seule fille, au dernier rang, la 3e en comptant de droite, a survécu, les autres sont tous morts. Ma petite sœur et mon petit frère sont les 2 premières personnes sur la photo, côté gauche, 2e et 3e rang.

Et à partir de là, tout le pays sombra dans une horreur absolue. Toute la population fut chassée dès le premier jour de l’arrivée de ces enfants-soldats paysans. Tout le système monétaire fut balayé, plus aucune monnaie ne circulait. Plus aucun commerce n’était possible !

À cette époque, le Cambodge avait déjà souffert, depuis cinq ans, des guerres internes incessantes, soutenues de part et d’autre par les Viêt-Cong et par les Américains. Tout le pays était déjà très déchiré et était à bout de souffle. La population souffrait des bombardements incessants des Américains, des tirs de roquette ininterrompus des Khmers rouges, l’insécurité et la misère régnaient partout.

Arrivée des Khmers rouges

L’arrivée des Khmers rouges fut, au début, la joie et l’espoir pour tout le monde, croyant pouvoir retrouver enfin, après tant d’années de peur et de souffrance, la paix et une vie normale ! Mais hélas, très vite, ce rêve et cette joie devinrent le commencement de l’horreur et du cauchemar.

Ce matin-là, toute la population avait ouvert grandes les portes de la maison pour accueillir en liesse, ces jeunes militaires habillés tout de noir, façon paysanne. Elle leur offrait à boire et à manger, elle les accueillait en héros. La joie fut de très courte durée, car dans l’après-midi, ces très jeunes soldats paysans se sont transformés tout d’un coup en bêtes féroces. Ils avaient leurs doigts sur la gâchette de leurs fusils, en criant sur la population :

« Sortez tous de chez vous, quittez votre domicile en vitesse, car les Américains vont venir bombarder la ville ! Personne ne doit rester à la maison ! »

Toute la population fut surprise, personne ne s’attendait à un tel ordre immédiat ! Beaucoup ont essayé de résister, mais rien à faire, tous devaient partir ! Tout le monde fut chassé en un clin d’œil ! Les gens n’avaient même pas le temps de se rendre compte du changement radical de ces jeunes militaires ni de réagir ! Tout le monde fut jeté dehors des habitations.

Certains n’avaient même pas le temps de préparer leurs bagages. Ceux qui tardaient ou refusaient de quitter leur domicile étaient fusillés sur le champ. Les coups de fusil résonnaient dans tous les coins de la ville. Des centaines de milliers de personnes furent contraintes ainsi de tout abandonner pour aller grossir les colonnes de gens errant sur la route sans aucun but précis.

Toutes les routes nationales étaient noires de monde, riches, pauvres, vieux, jeunes, en bonne santé, malades ou handicapés ! Tout le monde était dehors, sur la route, en se trainant, en boitant ! Les uns et les autres avançaient sous les coups de fusils et de fouets. Dans les hôpitaux, les médecins, le personnel soignant encore en blouse blanche devait aussi partir sur le champ avec leurs malades, leurs blessés, les femmes enceintes, en trainant avec eux des bouteilles d’oxygène, des transfusions ou des perfusions.

Certains blessés avaient le corps enveloppé dans la gaze. Aucune exception n’était possible, tous dehors ! Ceux qui trainaient un peu furent fusillés, d’autres tombèrent un peu plus loin. Rapidement, les camions de ces soldats noirs venaient les écraser en roulant plusieurs fois sur eux pour les achever. La scène était épouvantable et insoutenable. Partout, on ne voyait que des cadavres, des os, des débris de chair, des touffes de cheveux… Impossible de décrire ces images d’horreurs avec les mots.

La ville de Phnom Penh avait connu la prospérité. Elle avait le surnom de « Petit Paris » de l’Orient. Mais à partir de ce jour-là, la ville fut transformée en terre d’horreur. Plus de deux millions de personnes erraient dans les rues pour chercher une issue ! Dans cette masse humaine, combien de gens disparus, combien de gens séparés, combien de morts ! En quittant très vite la maison, qu’est-ce qu’on pouvait emporter avec soi ? Surtout, si on avait des personnes âgées ou des jeunes à prendre en charge, comment pouvait-on transporter plus ?

Avant cet exode, la situation du pays était déjà très instable. Partout, le gouvernement recrutait les jeunes Cambodgiens pour aller faire la guerre. Les jeunes risquaient à tout moment d’être arrêtés par la police pour être enrôlés d’office dans les rangs des soldats sans aucune formation, sans aucune connaissance des armes, pour être aussitôt envoyés en première ligne. Beaucoup de jeunes gens sont morts pour rien ! Ceux qui avaient la possibilité d’envoyer leurs enfants en âge de service militaire en dehors du pays l’avaient fait.

Une semaine avant la chute de Phnom Penh, mon second grand frère et mon premier petit frère ont réussi à quitter le Cambodge non sans peine. Avant leur départ, nous avions déménagé pour aller vivre chez mon second grand frère. Après son départ, nous pourrions prendre soin de sa petite famille, sa femme et ses enfants en bas âge.

Nous cherchions un endroit pour nous réfugier, car les roquettes tombaient trop souvent autour de notre maison. La veille de leur départ, nous avions beaucoup ri et beaucoup pleuré. Rire, parce qu’ils pouvaient quitter le pays. Ils seraient en paix ! Pleurer, parce qu’on se demandait quand nous nous reverrions. Comme ce fut dur pour ma belle-sœur ! L’amour qu’elle avait envers son mari était exemplaire !

L'Exode

Le jour où nous avons été chassés de chez nous, nous avions la chance inouïe de pouvoir quitter la maison ensemble. Nous étions tous les huit à la maison : maman, moi, mon deuxième petit frère Jean, mon 3e petit frère André, ma petite sœur Rose, ma belle-sœur Agnès, ma petite nièce Angélique et mon petit-neveu Pascal.

Beaucoup de gens avaient les membres de leur famille qui travaillaient par-ci, par-là. Impossible d’aller retrouver les siens sous la menace de ces jeunes paysans impitoyables. Maman était prévoyante, elle avait vécu plusieurs fois l’exode sous la guerre sino-japonaise, elle devinait déjà les souffrances qui nous attendaient. Sans perdre le nord, elle nous ordonna de rassembler tous les biens transportables, la nourriture et les médicaments, des ustensiles de cuisine et de quoi nous protéger la nuit. Grâce à sa clairvoyance, nous avons réussi à ne pas mourir de faim et de maladie trop tôt sur la route.

Mon 3e petit frère, le plus intelligent, le plus calme n’était pas paralysé par la peur. Il n’avait pas oublié de racler le fond de l’armoire. Il avait réussi à emporter quelques morceaux de tissus, des pierres à briquet et de la mercerie qui nous furent d’un grand secours plus tard sur la route de l’exode.

Nous avions rencontré quelques chrétiens et la famille de Mademoiselle HONG, de l’église du Sacré-Cœur sur la route. Ils m’avaient tout de suite mis au courant que plusieurs résidents de la paroisse avaient été fusillés sur le champ, car ces derniers refusaient de quitter l’église, ils voulaient garder le bâtiment malgré les menaces.

Nous n’avons même pas eu le temps de pleurer en apprenant la nouvelle, nous étions forcés de continuer notre chemin sous les coups de fusil et de fouet ! Sur la route, les problèmes d’hygiène étaient inévitables. Nous étions au mois d’avril, le mois le plus chaud de l’année, sous un soleil ardent, sans abri, sans eau potable, sans médicament, nous devions manger, boire et faire nos besoins sur place au bord de la route. L’aspect de la route était révoltant ! Le choléra, la dysenterie, les fièvres ne tardèrent pas à faire leur apparition. Partout des gémissements des malades, des cris de douleur, des pleurs…

Mademoiselle HONG avait en charge ses deux parents très âgés et un frère trisomique. Ils avaient beaucoup de mal à marcher pour suivre la foule. Mademoiselle HONG devait porter les affaires, en donnant un bras à sa maman, un autre bras à son vieux père qui avait les jambes enflées. Elle ne pouvait s’occuper de son frère qui peinait à suivre. Dès les premiers jours, sa mère a attrapé la dysenterie. Mademoiselle HONG devait s’occuper de sa mère très malade et aussi de son père. Elle ne pouvait prendre soin de son frère qui refusait de marcher. Avec les menaces permanentes des Khmers rouges, Mademoiselle HONG n’avait pas le choix, elle devait abandonner son frère pour pouvoir prendre soin de sa mère. Mais, elle n’a pas pu sauver la vie de sa mère pour autant. Elle est morte peu de temps après faute de médicament. Avec de l’or, elle a réussi à trouver une pioche et, aidée par quelques gentilles personnes, elle a pu enterrer sa mère au bord de la route. Ce n’était qu’au début de l’exode, elle avait déjà perdu deux de ses proches ! Impossible de faire le deuil plus longtemps, elle n’a même pas eu le temps de pleurer qu’elle devait déjà continuer à marcher avec son pauvre père.

Quelques jours après, j’ai rencontré une de mes élèves et sa mère. Elles ont eu beaucoup de peine pour m’annoncer qu’elles avaient vu le frère de Mademoiselle HONG, noyé par ces barbares de Khmers rouges dans un étang, car il avait le torse nu et ne voulait pas marcher.

Jusqu’à la mort de Mademoiselle HONG, je n’ai jamais eu le courage de lui rapporter la disparition tragique de son frère.

En plus de cette triste histoire, cette élève et sa maman ont eu beaucoup de peine pour me confier qu’elles avaient abandonné leur mère et grand-mère à la maison. La grand-mère dernière était une Chinoise de l’ancienne époque, elle avait les pieds bandés. Déjà en temps normal, elle avait beaucoup de mal à se déplacer à la maison sans l’aide de quelqu’un. Comment pourrait-elle prendre la route ? La mémé avait préféré rester mourir à la maison pour ne pas encombrer ses enfants sur le chemin de l’exode. Elle leur avait dit :

« Partez, ne vous occupez pas de moi, je préfère mourir que de devenir votre charge. Je mourrai fusillée à la maison, c’est mieux que de mourir abandonnée sur la route ! »

Cette mémé avait bien prédit les choses, car sur la route, sous les ponts, dans les champs, sous les arbres, combien de personnes âgées ou handicapées, combien d’enfants morts ou vivants abandonnés ! À côté d’eux, un peu de nourriture, un peu d’eau ! C’était le meilleur cadeau que pouvait leur laisser la famille !

J’avais une amie qui fut contrainte de laisser, sous un pont, sa sœur ainée, malade mentale, avec une casserole de riz et une bouteille d’eau, car la pauvre ne voulait plus marcher. Les Khmers rouges ne faisaient pas de cadeau. Ils nous poussaient à avancer coûte que coûte.

Quel triste courage fallait-il à un homme pour abandonner ses proches, ses enfants, morts ou vivants, malades ou handicapés ? Avait-il vraiment le choix ? Les Khmers rouges ne nous laissaient ni le temps ni le choix.

« Un seul ordre : partez et avancez vite, ceux qui ne marchent pas ou qui ne peuvent plus marcher, on s’en occupe, la révolution est là pour ça ! », disaient-ils.

Sous les coups de matraque et de fusil, nous étions poussés à avancer, à errer sans but. Au bout de presque deux mois de marche, nous avons reçu l’ordre de nous arrêter à la lisière d’une forêt, un endroit marécageux et humide. Ils nous ont ordonné d’y rester et de nous débrouiller avec rien pour construire notre demeure. Nous n’avions même pas le minimum de matériel, c’est-à-dire une machette, une hache ou une pioche. Comment faire pour construire notre cabane, même rudimentaire ?

Ceux qui possédaient de l’or ou des montres ont pu échanger avec ces dictateurs, les matériels contre ces objets. Pour ceux qui n’en avaient pas, comment faire ? Il fallait aller mendier auprès de ces jeunes dictateurs, en pleurant, en suppliant et en se laissant insulter, pour pouvoir emprunter un ou deux outils.

Nous avions heureusement les pierres à briquet que mon petit frère André n’avait pas oublié d’emporter avec lui à la dernière minute avant de quitter la maison. Nous revivions l’époque de la préhistoire, nous manquions de tout. Nous avions du mal à avoir du feu. Les Khmers rouges avaient bien des briquets, mais sans pierre, ils ne pouvaient pas les faire fonctionner. Grâce à ces pierres, nous avons réussi à emprunter quelques outils non sans peine, mais au moins nous n’avions pas perdu notre dignité à nous courber et nous laisser insulter.

Survie

L’instinct de survie était plus fort que tout ! Avec la saison des pluies, il fallait encore construire un abri, il fallait trouver de quoi se nourrir au plus vite, car notre sac de riz était vide. Heureusement, nous avions une maman qui savait se débrouiller à merveille. Elle avait vécu à la campagne quand elle était jeune, elle ne manquait pas de savoir-faire dans ce genre de situation. Elle allait dans la forêt pour nous apprendre comment trouver les champignons, les pousses de bambou, les feuilles, les herbes comestibles, comment choisir le bois pour construire la cabane, où aller chercher les chaumes, les feuilles de palme pour ériger la toiture… Bref, nous avions réussi à construire une petite chaumière pour nous abriter du soleil et de la pluie. Nous, les enfants de ville, nous avons su assez rapidement, par la force des choses, nous adapter au changement radical pour la survie.

Avec le manque de nourriture, de médicaments, beaucoup de gens succombaient de la famine ou de maladie. Mais d’autres mouraient de désespoir ou se suicidaient, car nous étions sans cesse, insultés par ces jeunes campagnards de Khmers rouges. Beaucoup furent tués à coups de bâton ou de pioches sans raison. Ces jeunes dictateurs nous considéraient, nous les citoyens de la ville, comme des ennemis, des impérialistes, des capitalistes, des intellectuels nuisibles. Nous n’étions que des bons à rien, même les enfants, nous ne méritions que le mépris et la mort à tout moment. C’était mieux de nous laisser mourir de faim et de maladie, ainsi ils pouvaient éradiquer les parasites, les ennemis, c’est-à-dire nous, sans trop de peine sans trop dépenser leur énergie révolutionnaire.

Malgré la misère, nous avions réussi à élever notre chaumière. Ce fut juste un abri bancal et misérable, mais au moins, nous ne souffrions plus de la pluie et du soleil, les enfants avaient au moins un refuge. La nouvelle vie de miséreux ne nous décourageait pas et ne nous abattait pas pour autant. Après une journée de dur labeur dans les champs, nous avions le bonheur de nous retrouver tous les huit sur le même lit bancal, l’un collé contre l’autre. À petites voix, nous chantions et nous priions ensemble. Ma petite sœur Rose, je ne savais pas comment et depuis quand, avait réussi à emmagasiner, dans son cerveau, tant de chansons chinoises, anglaises, françaises ou cambodgiennes. Elle nous apprenait tous les soirs de nouvelles chansons. Du moment que nous pouvions vivre ensemble, la peur et la peine ne nous décourageaient pas. Nous, nous étions inébranlables face à cette situation insupportable ! Nous, frères et sœurs, avions le courage de résister ensemble, d’affronter cette nouvelle vie d’esclave !

« Mais, voilà, cette vie n’a pas duré ! Quand nous avons commencé à nous habituer à la campagne, nous fûmes chassés de nouveau ! Aucune possibilité de négocier, il fallait partir ! »

Au début de l’exode, quand nous avions quitté la maison, nous avions deux vélos pour pousser notre neveu et nièce, et quelques minces affaires de survie, mais cette fois-ci, avant le départ, on nous avait confisqué nos deux vélos. Comment faire ? Mes frères et sœurs ont beaucoup pleuré. La route serait encore plus pénible sans les deux bicyclettes ! Nous aurions beaucoup plus de mal et de difficultés pour avancer ! Nous étions déjà accablés de fatigue et affamés ! Mais que faire ? Un ordre était un ordre ! Nous voilà repartis sur la nouvelle route de l’exode en marchant, en traînant, en portant et en pleurant !

Le plus éprouvant fut pour Mademoiselle HONG qui dut abandonner son père, car ce dernier ne s’était jamais remis de la longue marche forcée. Sa blessure s’était gangrénée, impossible de se mettre debout malgré ses efforts. De nouveau, elle se demandait si elle devait abandonner son père. Avait-elle vraiment le choix ? Pour éviter la mort à sa fille, ce vieux Monsieur très digne la pressa de suivre la foule. Qu’est-il devenu par la suite ? Nous n’avons plus jamais eu de nouvelles.

Nous voilà de nouveau sur la route d’errance, pour quelle destination, pour quelle raison ? Personne n’avait de réponse. Au bout d’un d’une longue marche, nous avons vu arriver un convoi de camions et avons reçu l’ordre d’y grimper. Après une journée et une nuit de voyage, nous voilà arrivés dans un coin perdu de la province de Pursat, à la lisière d’une forêt dense, au nord-ouest du pays. C’était la brousse, les herbes étaient plus hautes que l’homme, l’humidité était insupportable, toutes les maladies inimaginables nous attendaient… De nouveau, nous fûmes désignés pour vivre dans ce lieu inhospitalier, nous débrouiller pour survivre.

Première fête traditionnelle

La distribution de la nourriture se faisait de plus en plus rare. Nous n’avions plus que la peau et les os, une grosse tête et un corps maigre. En plus de notre fatigue, la famine faisait aussi des ravages. Le nombre de morts augmentait de jour en jour, à une vitesse incroyable. Les gens vivaient avec le peu de bien qu’il leur restât, de l’or ou de l’étoffe à échanger contre du riz !

Au début de 1976, au moment du Nouvel An chinois, ce fut notre première fête traditionnelle depuis notre exode. Nous n’avions plus mangé de riz blanc depuis de longs mois. Maman avait décidé d’offrir un bon repas aux enfants lors de cette fête familiale. Elle avait échangé notre dernier morceau de Sarong neuf contre un bol de riz (250 g) et une toute petite souris de 10 cm de long sans la queue.

Le soir du réveillon, en guise de fête, nous avons fait cuire le riz et grillé la souris avec beaucoup de solennité. Ce fut le meilleur repas de notre vie offert par maman. Chacun de nous reçut deux cuillères de riz et un minuscule morceau de la viande de souris. Mon petit frère, Jean, avait pleuré à chaudes larmes en dégustant sa première cuillère de riz :

« Un jour, si je survis, si je quitte cette vie de misérable, j’irais dire au monde entier que la meilleure nourriture reste le riz blanc ! »

Mon petit-neveu Pascal et ma petite nièce Angélique, comme par miracle, avaient retrouvé le sourire qu’ils avaient perdu depuis le début de l’exode, simplement en raison de ces deux cuillères de riz !

Ce fut notre dernier repas ensemble en famille, comme la Cène, le dernier repas de Jésus avec ses disciples, car après, nous n’avons plus jamais eu l’occasion de nous retrouver tous ensemble autour d’un repas. Nous avons été dispersés de force pour travailler dans différents camps, organisés suivant le sexe et l’âge.

Peu de temps après ce repas du Nouvel An chinois, Pascal, à peine deux ans et Angélique, trois ans, furent les premiers membres de la famille à mourir de faim, si jeunes. Avant ce drame, petite nièce pleine d’esprit, m’avait posé une question :

« Tata, pourquoi on ne nous donne pas à manger ? Pourquoi papa ne vient-il pas nous chercher ? »

Ne trouvant pas de mot pour lui répondre, je l’avais simplement embrassée en pleurant.

Après avoir perdu ses deux enfants, ma belle-sœur Agnès sombrait dans le désespoir. Elle pleurait en criant le nom de son mari, mon frère. Que pouvais-je faire ? Pouvais-je la consoler ? Mes encouragements pouvaient-ils la soulager ? Peu de temps après le drame, elle succomba. Avant de mourir, je lui ai donné le baptême, car je suis catholique. Elle me demanda de transmettre ce message :

« Je vais quitter ce monde sans tarder, mais toi, un jour, si tu parviens à survivre, à revoir ton frère, dis-lui que je l’aime toujours, que tout ce qui m’est arrivé n’est pas sa faute… c’est la vie qui est faite ainsi, je ne lui en veux pas et je pardonne tout. Qu’il continue à vivre avec courage ! »

Avant sa mort, devant toutes ses peines, son amour demeurait si intense et inébranlable ! Je ne savais que dire, j’ai beaucoup pleuré en la réconfortant.

Dans ces régions marécageuses, les maladies se propagent très vite. Je suis moi-même tombée très malade, j’avais la malaria. Je ne pouvais plus aller travailler. Ceux qui ne travaillaient pas n’avaient pas droit à la nourriture !

Survivre

Je devrais quitter le camp et rentrer attendre la mort à la maison. Mon petit frère et ma petite sœur chéris voulaient me donner leur portion de nourriture, c’est-à-dire deux louches de riz très liquides où on pouvait compter le nombre de grains de riz ! Jamais, je ne pus avaler leur riz de survie ! Ils n’avaient que 11 ans et 12 ans et avaient d’autant plus besoin de ces nourritures de misère que moi. Au moment des repas, au moment du retour de la cantine avec leurs portions de riz, ce furent toujours des moments de pleurs et de cris de douleurs, personne n’avait envie d’avaler ces liquides de survie ! Ils m’imploraient à chaque repas :

« Grande sœur, nous tous, nous pouvons mourir, mais pas toi, tu es le soutien et le pilier de la maison, maman a besoin de toi, la famille a besoin de toi pour continuer à vivre ! Il faut que tu manges ! »

Que pouvais-je faire ? Je leur suppliais de partager avec moi leur riz en pleurant :

« Sans vous, je ne pourrais survivre ! Laissons-nous vivre ensemble en partageant votre maigre repas ! »

Quand j’étais au bout de force, au moment où j’étais proche du coma, au moment où je renonçais à lutter contre la mort, contre toute attente, maman venait toujours me souffler à l’oreille :

« Vivre, il faut vivre ! Ne te laisse pas aller, ne baisse pas tes bras ! Il faut lutter ! Il faut continuer à vivre ! »

Ce fut ainsi grâce à l’amour, l’amour familial, maternel et fraternel, que j’ai réussi à guérir, à survivre.

J’étais à peine guérie que je recevais déjà l’ordre de quitter la maison et de partir travailler dans un camp lointain. Mon 2e jeune frère Jean, affecté dans un autre camp, avait aussi reçu le même ordre. Nous nous sommes retrouvés sur la route tandis que maman fut envoyée pour aller construire un barrage en montagne. Ce fut un travail très dur avec beaucoup de morts en peu temps. Elle ne pouvait plus rester à côté de ses jeunes enfants.

Mon petit frère savait tamiser, il avait pu rester au village. Ma petite sœur fut envoyée dans un camp d’enfants pas trop loin du village. Maîtrisant plutôt bien la langue khmère, elle fut désignée pour apprendre à lire et à écrire à ces cruels et ignorants militants khmers rouges l’après-midi, après son travail des champs du matin.

Mais, on ne lui épargnait pas les coups, au contraire, c’était elle qui recevait le plus de coups de fouets, de pieds et de poings. Elle était toujours couverte de taches bleues, vertes, violettes parce qu’elle était tout simplement considérée comme une intellectuelle ! Ces enfants soldats de son âge vociféraient en la battant, une « récompense méritée » pour quelqu’un qui savait lire et écrire.

Nous n’avons jamais su comment les Khmers rouges avaient pu deviner qu’elle savait lire et écrire. Malgré les coups qu’elle recevait et les souffrances qu’on lui infligeait, elle gardait le courage de faire face. Et le soir, elle cherchait par tous les moyens de rentrer au village pour accompagner son frère, pour ne pas le laisser tout seul à la maison, car André n’était pas en bonne santé. Si elle était arrêtée, elle recevait des coups supplémentaires, on lui brûlait les mains, on la forçait à manger des piments, on lui brûlait les cheveux… Elle était constamment méconnaissable avec ces boursouflures.

Mais elle ne reculait pas en dépit de ces supplices. Elle ne perdait jamais le courage de s’aventurer à la maison à la nuit tombée et repartir à l’aube dans son camp.

Aucune maman ne pouvait laisser ses enfants souffrir de la sorte. La mienne cherchait aussi à rentrer à la maison pour voir ses enfants. Son camp était beaucoup plus loin, la route était périlleuse, à cause de ces jeunes gardiens militants. C’était très difficile pour elle de quitter le camp. Si jamais elle était arrêtée, elle risquait la mort ou d’être battue sans pitié par ces jeunes monstres, puis attachée à un pilier, exposée en plein soleil pour montrer l’exemple aux autres fugitifs de la nuit. Combien de fois elle avait été arrêtée et fouettée, elle ne comptait plus. Et combien d’autres mamans mortes sous le supplice du fouet et l’exposition au soleil !

Un jour, le petit frère André est tombé gravement malade, aucun de nous n’était à ses côtés. Avant sa mort, il a laissé un petit mot à maman :

« Chère maman, j’ai de fortes fièvres et des syncopes plusieurs fois par jour. Je ne peux plus rien avaler, même pas le peu de soupe de riz qu’on me donne. Maman, je pense toujours à toi ».

« Maman, j’ai gardé toutes ces soupes de riz pour toi, mais, manque de chance, tu n’as toujours pas pu venir me voir. Maman, je ne te verrai plus, je vais quitter ce monde avant toi. Maman, prends bien soin de toi. Signé : ton fils bien aimé. »

André est mort seul ! Il est parti avec toute sa gentillesse et son amour ! Nous ne savions pas quand il était mort, comment et où il avait été jeté ? André a été emporté par la maladie, c’était un enfant très astucieux et très débrouillard, il était le seul de la famille qui savait comment trouver à manger dans les champs et les forêts pour ne pas mourir de faim.

Drame et famine

Le temps passait, la famine perdurait. Deux louches de riz liquide devenaient deux cuillères, mais la quantité du travail ne diminuait pas, ainsi que les brutalités ! Parfois, même les deux cuillères de riz liquide étaient supprimées en guise de pénitence.

Nous étions tous squelettiques, comme des vampires de dessins animés. Le Ventre creux était une sensation insupportable, on se mettrait n’importe quoi sous la bouche pour tromper la faim. Des gens grignotaient des fouets de bétail, des écorces d’arbre et boire de l’eau pour se remplir le ventre. Nous ne faisions pas l’exception, l’eau était quasiment notre seule nourriture pouvant descendre dans l’estomac. Peu de temps après la mort d’André, maman a été renvoyée à la maison, parce elle était malade à son tour. Ma petite sœur continuait à chercher à rentrer à la maison pour voir maman. Une nuit, elle s’est levée pour aller faire pipi. À cause de la faim extrême, elle est tombée, elle n’avait plus aucune force pour se relever. Maman l’a aidée à se lever en pleurant, et lui a dit :

« chérie, tiens bon, je vais mendier auprès du chef pour te donner un peu de riz. »

Ma petite sœur a retenu la main de maman en disant :

« Non, maman, ce n’est plus la peine. Reste à mes côtés jusqu’à ma mort. Si je suis tombée, c’est parce que je suis à bout de force. Je n’ai rien mangé depuis plusieurs jours. Maintenant c’est trop tard, le meilleur plat du monde ne me tente plus, j’ai mal partout, je n’ai plus aucune envie d’avaler quoi que ce soit. Je ne vais pas tarder à mourir. Je vais partir avant toi. Prends bien soin de toi, ma chère petite maman. »

Et sur ces paroles, elle a rendu son dernier souffre en tenant la main de ma mère jusqu’à la dernière minute. Le lendemain, les fossoyeurs khmers rouges sont passés pour retirer le corps de ma petite sœur. Tous les matins, ces fossoyeurs passaient dans les maisons, sur les routes, pour chercher les morts, car il y en avait tous les jours. Ils ont refusé de laisser maman suivre leur charrette ni de lui dire où ils allaient emporter le cadavre pour une simple raison :

« un mort c’est un mort, à quoi bon de savoir où il sera enterré ou jeté ?! Qu’il devienne de l’engrais dans un champ, ce serait le meilleur service qu’un mort pourrait rendre à l’état révolutionnaire ! »

Ainsi s’acheva la vie de ma petite Rose bien-aimée !

En espace de quelques mois de temps, nous avions perdu cinq membres de la famille. La peine de maman était insurmontable. Elle n’avait plus de larmes tellement elle avait pleuré. Excepté ma petite sœur qui était morte dans ses bras, elle n’a jamais pu savoir quand, ou/et comment ses autres enfants avaient quitté ce monde cruel.

J’ai appris ces tristes nouvelles un jour où je risquais ma vie en me sauvant de l’hôpital des camps, car c’était moins surveillé, je devais marcher une journée entière pour parvenir à voir maman au village. Au retour, j’ai pu raconter tous les malheurs de la famille à mon 2e petit frère Jean, qui se trouvait aussi à l’hôpital des camps parce qu’il était blessé. Nous avions pleuré toute la nuit, tous les deux dans la pénombre de l’hôpital.

Maman était une femme très courageuse et très solide. Sa foi était très grande. Malgré ses souffrances, elle n’avait jamais baissé les bras. Son amour et sa foi nous ont sauvés, Jean et moi. Elle avait aussi beaucoup aidé les autres sans famille, jeune et vieux, en les accueillant dans notre paillotte de fortune pendant les derniers jours des Khmers rouges.

Jamais elle n’aurait abandonné les malheureux.

Dans un monde de souffrance, l’amour maternel, l’amour de tous mes frères et sœurs, de mes neveux et nièces, furent si forts que je ne peux les qualifier avec de simples mots !

J’ai eu beaucoup de mal à écrire cet article, j’ai beaucoup pleuré avant de pouvoir le terminer. Toute mon histoire est authentique. Ce n’est qu’une « petite histoire » parmi tant d’autres concernant les victimes de la même époque. Beaucoup de gens ont vécu cette tragédie. Certains ont écrit, mais beaucoup d’autres ont préféré se taire pour ne plus se souvenir de ces drames terrifiants, de leurs morts sans tombe. Tous ont profondément enfoui leur peine. J’ai choisi d’écrire seulement ce petit passage pour louer l’amour de mes proches, surtout de mon petit frère et ma petite sœur, sans eux, je n’aurai jamais survécu !

Julie CARCOUET

Remerciements Jean-Michel Gallet



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