Quand la mémoire du Cambodge devient silencieuse et retrouve la lumière
- Arnaud Darc

- 6 oct.
- 3 min de lecture
Samedi matin, au musée SOSORO de Phnom Penh, je me trouvais devant une série de fragiles négatifs en verre. Rétro-éclairés et agrandis, ils révèlent quelque chose que l'on croyait perdu à jamais : les peintures murales intérieures de la Pagode d'argent, qui avaient disparu.

Pour la plupart des visiteurs, la pagode d'argent est connue pour les vastes peintures du cloître du Reamker, la version cambodgienne du Ramayana. S'étendant sur plus de 600 mètres, ces peintures murales, réalisées en 1903-1904 par une équipe dirigée par Oknha Tep Nimit Mak, restent une référence de l'art khmer. Elles racontent la royauté divine et associent la monarchie à la grandeur d'Angkor.
Ce que peu de gens savent, c'est que la pagode racontait autrefois deux histoires, et non une seule. Le cloître extérieur abritait le Reamker, mais le sanctuaire intérieur - le vihāra - était à l'origine recouvert de récits bouddhiques : le Dasajātaka, qui raconte les vies antérieures du Bouddha, et le Pathamasambodhi, la biographie de son éveil final. Ensemble, ils forment un double programme. À l'extérieur, l'épopée de la royauté ; à l'intérieur, les écritures du salut.
Cet équilibre a été rompu en 1962, lorsque la structure en bois, qui se détériorait, a été démantelée et reconstruite en béton dans le cadre du programme de modernisation du prince Norodom Sihanouk. Les peintures murales ont été effacées, les murs ont été peints en rouge et, en l'espace d'une décennie de bouleversements politiques, toute trace du cycle intérieur a disparu. Pendant soixante ans, les spécialistes ont pensé qu'il avait disparu à jamais.
Les négatifs aujourd'hui exposés à SOSORO changent la donne. Découverts dans les années 1980 par la princesse Norodom Marie, puis identifiés par Olivier de Bernon, chercheur à l'EFEO, ils documentent près de la moitié du cycle perdu. Les scènes sont saisissantes : éléphants et armées, assemblées rituelles, batailles célestes, la déesse de la terre se tordant les cheveux pour balayer les démons de Māra. Ils montrent un Cambodge où l'orthodoxie bouddhiste et la cosmologie royale coexistaient dans un même sanctuaire.
Cette redécouverte dépasse le cadre de l'histoire de l'art. Elle nous rappelle à quel point le patrimoine est fragile. Les peintures murales disparaissent non seulement à cause de la guerre et de la négligence, mais aussi à cause d'une volonté de modernisation bien intentionnée. En 1962, une rénovation a réduit au silence la moitié bouddhiste du message de la pagode. Aujourd'hui, grâce au hasard et à la préservation, ces voix reviennent.
La leçon ne s'arrête pas à la pagode d'argent : des centaines de pagodes portaient autrefois des cycles peints mêlant Jātakas, épopées locales et cartes cosmologiques. Nombre d'entre elles ont été perdues à cause du temps, du ciment ou des repeints. Chaque redécouverte, qu'il s'agisse d'une boîte de négatifs ou d'un fragment survivant, n'est pas une nostalgie mais un appel à prendre soin de ce qui reste.
L'identité du Cambodge a toujours été stratifiée : royauté et dharma, épopée et écriture, Angkor et modernité. Revoir ces peintures murales perdues, même sous forme de photographies, c'est retrouver cette dualité. Ce qui survit en images doit maintenant nous guider dans la manière dont nous protégeons le patrimoine qui subsiste dans les monastères du pays.
À SOSORO, les négatifs sont intitulés « Vers la lumière ». Ce titre est précis. Ils tirent la mémoire oubliée de l'obscurité et la ramènent à la vue du public. Ils nous montrent non seulement ce qui ornait autrefois les murs du vihāra royal, mais aussi ce qui est en jeu si la préservation est en retard sur le changement.
Le patrimoine est fragile, mais pas irrécupérable. Il attend parfois dans une boîte oubliée, jusqu'à ce que quelqu'un ouvre le couvercle.
Merci à vous ! Serey Chea et Blaise Kilian







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