Raoul Marc Jennar est un franco-belge né en 1946. Docteur en sciences politiques à l’INALCO, il est considéré comme un des meilleurs spécialistes du Cambodge des années 1990. Marqué durant sa jeunesse par la Guerre du Vietnam et les images des bombardements américains au Cambodge, il se prend de passion pour le destin de ce petit pays qu’il considère comme maltraité par les grandes puissances. Pendant des années, il milite dans son pays d’abord, puis à l’international pour la fin de l’embargo des grandes puissances dans les années 1990.
Raoul Marc Jennar, considéré comme un des spécialistes du Cambodge des années 1990. Photographie Fresh News
Jamais la langue dans sa poche, il n’hésite pas à critiquer la politique des grandes puissances et de l’ONU durant les années 1990 bien que, comme il l’avoue lui-même « Il est préférable de vivre dans un monde avec l’ONU que sans lui. ». Aujourd’hui conseiller du ministère des Affaires Etrangères du Cambodge, il confie ses dernières réflexions vis-à-vis de sa carrière.
CM : Pouvez-vous présenter ?
Je suis né en Belgique. Après des études de lettres et d’histoire, j’ai enseigné dans un lycée durant dix années. Durant mes dernières années d’enseignement, j’ai commencé des études de journalisme en parallèle. Mon rêve était de devenir diplomate, ce que j’ai réussi.
CM : Pourquoi vous êtes-vous pris d’affection pour le Cambodge ?
J’ai toujours été passionné par la politique internationale en Asie. Lorsque j’étais étudiant, j’ai notamment milité contre la guerre au Vietnam et je suivais le sujet avec attention. Lorsque je suis entré au ministère des Affaires Etrangères belge, j’ai réussi à intégrer le pôle-Asie composé de cinq personnes. A l’époque, seul le Japon intéressait la Belgique, en raison de son boom économique.
Je prends mes fonctions le 2 janvier 1979, soit cinq jours avant l’intervention vietnamienne au Cambodge. A cette époque la Belgique participe au vote de l’assemblée générale des Nations Unies qui condamne le Vietnam, et considère les Khmers rouges comme seul gouvernement légitime du Cambodge. A l’époque, ils sont partout dans les organisations inter-gouvernementales, y compris à l’UNESCO. Je m’y oppose personnellement à travers des notes, je finis par démissionner un an plus tard.
Cependant, le Sénat Belge lance un appel pour un rôle de conseiller pour l’Asie en 1981. J’intègre alors le Sénat jusqu’en 1988. Durant ces années, j’ai réussi à prendre contact avec les Sihanoukistes et les républicains de Son San. Et, en 1988 intervient alors un changement de ministre en Belgique. Il me me convoque et me dit : « Nous ne pouvons pas continuer à voter l’embargo et voter pour un ambassadeur représentant un régime criminel ».
Je lui propose alors simplement de se faire interroger par un sénateur à l’occasion du vote du budget du ministère par le Sénat. Je prépare alors un texte pour le sénateur afin que le ministre puisse répondre, ce qu’il fait en décrivant les épreuves subis par ce peuple et en annonçant un changement de la politique étrangère sur ce sujet. Dès le lendemain, le ministre reçoit des pressions et, nous constatons qu’il est difficile d’aller plus loin. Les parlementaires sont frustrés et, devant l’impossibilité de continuer sur cette voie-là, ils décident de me donner six semaines de congés pour aller au Cambodge.
CM : Comment avez-vous réussi à entrer au Cambodge ? A l’époque, le pays est sous embargo, et il est presque impossible d’y pénétrer …
Durant les années 1980, J’animais une association belge, « les passionnés d’André Malraux ». Et, en tant que président, j’ai été invité à un colloque en son honneur. Durant cet événement, j’ai rencontré le dernier chef de cabinet de Malraux. Il m’a introduit auprès d’un de ses collègues au Conseil d’Etat français. Cet homme était Jean-Jacques Gallabru, il avait des contacts avec le gouvernement de Phnom Penh. Il me présente alors l’ambassadeur de la République Populaire du Kampuchéa en poste à Moscou : Hor Namhong. Celui-ci m’ayant invité à Phnom Penh, je n’avais qu’à envoyer un télégramme à Moscou.
J’envoie donc mon fax à Moscou et je reçois un télégramme pour me dire que mon visa m’attend à Hô-Chi-Minh-Ville. Je rentre donc au Cambodge par la route. C’était glaçant, on avait l’impression d’un pays vide. Il y avait encore des carcasses de voitures datant de l’exode de 1975. Des escaliers de ciment menant sur rien parce que les maisons avaient brûlé. Je suis sidéré. J’arrive à Phnom Penh à midi, le 12 Avril 1989. Pendant six semaines, je parcours le Cambodge, on ne me refuse l’accès à rien. J’ai pu rencontrer tous les membres du gouvernement, les ONG qui travaillaient sur place, comme France Liberté, Enfants du Cambodge, et Handicap International.
CM : Qu’avez-vous ressenti durant votre périple ?
De la culpabilité…de venir d’un pays riche bien que petit, qui se permet de punir un pays parce qu’il a été libéré par les vietnamiens. En 1979, la structure étatique n’existait plus au Cambodge. Tous les fonctionnaires étaient morts ou presque. Les seuls ayant survécu étaient ceux qui avaient fui ou ceux qui avaient caché leur identité. Il fallait tout reconstruire, mais la guerre a fait reculer cette reconstruction de dix ans. Lors de mon séjour, j’étais coupé du monde, je devais parfois attendre 5 à 6 heures pour communiquer avec ma famille car il fallait passer par un satellite via Moscou. On pouvait passer seulement entrer dans le pays via Hanoï ou Hô-Chi-Minh-Ville. Le royaume était complètement isolé.
CM : Après votre retour, que faites-vous ?
Je rentre et je fais un rapport « La Situation au Cambodge. », qui a eu un certain succès dans le milieu des ONG. Quelques semaines plus tard, je suis approché par les représentants des ONG à Phnom Penh. Ils me demandent de les aider pour militer contre l’embargo. J’ai démissionné du Sénat Belge pour devenir Conseiller Diplomatique du Forum International des ONG au Cambodge. Il fallait les persuader de trouver une solution pour mettre fin à ce conflit. En Septembre 1989, j’assistais comme observateur au départ des troupes vietnamiennes. La question de l’administration du pays était la plus difficile à régler, aucune faction politique ne voulait laisser le contrôle étatique à l’une d’entre elles.
A partir de là, je démissionne de mon poste d’ambassadeur du Forum International des ONG, et je suis embauché par la mission APRONUC pour travailler dans la composante électorale avec Mr. Akashi -Diplomate Japonais à l’ONU, et chef de la composante civile de la mission APRONUC-.
CM : Que pouvez-vous dire au sujet de M. Akashi ?
C’est un diplomate de carrière qui connait bien le Cambodge. En 1965, il a fait partie d’une mission des Nations Unies pour constater les premiers bombardements au Cambodge durant la guerre du Vietnam. C’est un homme du système des Nations Unies. Quelques mois avant les élections de 1993, il affirmait lui-même que les conditions ne sont pas réunies, que les Khmers rouges continuaient la guerre, que les factions n’étaient pas désarmées. Mais, au-dessus de lui, se trouvai le Secrétaire Général Boutros Boutros-Ghali , qui parlait de diplomatie de la patience. Si Akashi a donné une impression de faiblesse, c’est à cause des ordres qu’il recevait. Lorsqu’il a pris cette mission, il l’a débutée sans aucun budget. Il aura passé un temps fou à lever des fonds. Au début de 1992, il voyagera dans le monde entier pour trouver des fonds et des troupes. Akashi a vraiment été à la peine, il a fait ce qu’il pouvait.
CM : Certains considèrent la mission de l’APRONU comme un échec, qu’en pensez-vous ?
A mon avis, le retard de la mise en œuvre de l’APRONUC fut la cause principale de son échec. Lorsque les Accords ont été signés, il fallait battre le fer tant qu’il était encore chaud. J’ai fait partie de la mission MIPRENUC, la mission d’observation. J’ai été dans les zones contrôlées par les Khmer rouges, et nous avons réussis à avoir des informations. Bien que difficile, désarmer toutes les factions était réalisable. Mais, l’arrivée des troupes a été tardive. Pour réussir la mission, la composante militaire était essentielle.
Un autre grand problème était la méconnaissance du pays. Le personnel des Nations Unies était totalement incapable de comprendre les réalités politiques sur le terrain, et connaissait pas l’histoire du pays. Les Accords de Paris imposèrent le système proportionnel, alors que les élections de 1946 et de 1955 favorisaient le scrutin majoritaire.
Cependant, je reste d’une admiration sans bornes pour les volontaires des Nations Unies. Cette jeunesse pleine de fougue a réussi à former du personnel cambodgien, à leur expliquer comment tenir des bureaux de votes, à expliquer à la population le principe des élections. La radio APRONUC a également fait un travail remarquable en expliquant les enjeux du vote aux populations.
Le Haut-Commissariat au Réfugié a également fait un travail impressionnant pour rapatrier les cambodgiens dans les camps en Thaïlande, bien que l’accueil de ces réfugiés fut complètement raté. Ils furent rejetés par la population. 50% d’entre eux se sont notamment retrouvés dans un état de quasi-mendicité.
Propos recueilli par Hugo Bolorinos
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