Ernest Doudart de Lagrée : Pionnier et bâtisseur du protectorat français au Cambodge

Au cœur du XIXe siècle, alors que les puissances européennes cherchent à étendre leur influence en Asie, une figure exemplaire se détache par son courage, son érudition et son rôle décisif dans l’histoire coloniale et scientifique : Ernest Marie Louis de Gonzague Doudart de Lagrée.

Né le 31 mars 1823 à Saint-Vincent-de-Mercuze en France, cet officier de marine devenu explorateur a laissé une empreinte indélébile sur le Cambodge et le bassin du Mékong, tout en posant les jalons de l’archéologie khmère moderne.

Un marin au service de la France et de la science

Issu d’une famille d’ancienne noblesse, Doudart de Lagrée forme son caractère à l’École polytechnique, qu’il intègre en 1842. Devenu officier de marine, il prend part à la guerre de Crimée (1853-1856), participant notamment au siège de Sébastopol et au bombardement d’Odessa.

Cette expérience militaire forge son endurance et son sens du commandement, qui seront mis à rude épreuve lors de ses expéditions ultérieures.

En 1862, il est envoyé en Cochinchine (Vietnam sud) où il démarre une intense activité diplomatique : il participe aux prémices du protectorat français sur le Cambodge en négociant avec le roi Norodom, dernier rempart face aux ambitions rivales du Siam et du Vietnam. En tant que représentant officiel de la France auprès du monarque cambodgien, il devient un « confident, conseiller politique et tuteur » très influent, jouant un rôle clé dans l'affirmation de la présence française dans la région.

L’expédition du Mékong : un périple ardu à la découverte de l’Asie du Sud-Est

En 1866, sur ordre de l’amiral Pierre-Paul de La Grandière, gouverneur de Saigon soucieux de relier la Cochinchine à la Chine par voie fluviale, Doudart de Lagrée prend la tête d’une mission d’exploration ambitieuse.

La « Commission d’exploration du Mékong » embarque pour un voyage de près de deux ans, de Saigon à la province chinoise du Yunnan, longeant le Mékong et traversant les territoires aujourd’hui du Cambodge, Laos, Thaïlande et Chine.

Cette expédition, véritable exploit humain et scientifique, visait à étudier la navigabilité du fleuve pour en faire une voie commerciale stratégique pour la France, ainsi qu’à collecter des données géographiques, ethnographiques, archéologiques et naturelles

Malgré les conditions extrêmement difficiles — la maladie, la faim, les rapides insurmontables, les conflits politiques locaux — Doudart de Lagrée poursuit son engagement avec une volonté farouche.

L’expédition marque un tournant dans la connaissance européenne de l’Asie du Sud-Est : elle révèle au monde les richesses archéologiques d’Angkor, étudie les civilisations khmères, et ouvre la voie à de futures politiques coloniales et à des approfondissements scientifiques, notamment dans les domaines de la botanique, de la météorologie, de l’hydrographie et de la géologie.

Un érudit passionné d’archéologie et d’histoire du Cambodge

Loin de se limiter à ses fonctions militaires et diplomatiques, Doudart de Lagrée est aussi un homme de science et de lettres, passionné d’histoire et d’archéologie. Lors de ses séjours au Cambodge, il découvre et fait traduire les manuscrits royaux à Oudong, ancienne capitale cambodgienne, collaborant avec des interprètes et des moines. Il se révèle un ardent défenseur de la sauvegarde et de la connaissance des vestiges khmers, qu’il considère comme essentiels à la compréhension de la région.

Son intérêt pour les temples d’Angkor, notamment Angkor Vat, fut précurseur : alors que d’autres ne voyaient dans ces merveilles architecturales que des manifestations religieuses bouddhistes, il pressent leur portée historique et culturelle profonde. Son action est reconnue aujourd’hui comme le véritable point de départ de l’archéologie khmère moderne.

Une fin tragique et un héritage durable

Malheureusement, la santé de Doudart de Lagrée, fragilisée par une maladie chronique à la gorge et aggravée par les conditions extrêmes de l’expédition, décline rapidement. Le 12 mars 1868, il s’éteint à Tong-Tchouen (aujourd’hui Dongchuan), dans le Yunnan chinois, avant d’atteindre l’objectif final de son ambitieux périple.

Son cœur est emporté en France pour une sépulture catholique, tandis que ses notes et manuscrits, malgré sa volonté qu’ils soient détruits, seront finalement publiés par ses proches, contribuant ainsi à enrichir la connaissance occidentale de l’Asie du Sud-Est.

Au Cambodge, son nom reste associé à la rue Doudart de Lagrée (aujourd’hui Norodom Boulevard) à Phnom Penh, un hommage à celui qui fut l’un des premiers Français à explorer la région avec un regard à la fois scientifique, politique et humain.

Entre conquête et science, un homme d’exception

Ernest Doudart de Lagrée incarna l’esprit du XIXe siècle, à la croisée des chemins entre l’aventure coloniale et la quête de savoir. À travers ses nombreuses missions, il contribua non seulement à l’expansion française en Indochine, mais posa aussi des fondations durables dans le domaine des sciences humaines et naturelles.

Son parcours, marqué par la ténacité, la rigueur intellectuelle et une profonde humanité, continue d’inspirer historiens et chercheurs, et rappelle que derrière les grandes entreprises coloniales, il y eut des hommes passionnés, parfois visionnaires, souvent meurtris, mais toujours profondément engagés.