Pour ceux qui n’ont pas eu l’opportunité de visionner ce documentaire local diffusé lors du récent Festival International du Film au Cambodge, l’occasion de le voir en ligne, dans sa version khmère sous-titrée en français.
« Peuples des Montagnes » est un documentaire sans prétention, une visite photographique de la province cambodgienne du Ratanakiri, des villages des minorités ethniques, de la réserve naturelle de Veng Sai, des tapeurs de résine et du marché de la capitale Banlun. Le film a été tourné en 2013 lors de la visite d’Olivier Berah, le « Crocodile Dundee » français, animateur infatigable de l’ONG Man and Nature.
En mission pour une grande marque de cosmétiques à la recherche de nouvelles essences, Olivier avait alors rencontré les producteurs de résine de Dichterocarpus, et tenté de bâtir un partenariat avec les communautés et l’ONG locale Poh Kao. Avec de nombreuses heures de rush et des séquences assez visuelles qui méritaient d’être montrées au grand public, nous avons, en sus du clip initial de 13mn, décidé quelque temps après d’utiliser ces rushes plutôt intéressants pour construire un documentaire plus général, et susceptible de faire découvrir certains modes de vie encore peu connus.
Peuples des Montagnes a bénéficié d’une diffusion très large sur les réseaux TV cambodgiens, CNC et CTN. Et nous sommes ravis de pouvoir le proposer avec Cambodge Mag en version originale khmère sous-titrée en français.
Avant-propos
Il est évident que, victime ou bénéficiaire du développement, la province a changé depuis 2013, certaines routes ont été goudronnées, de nombreuses entreprises touristiques ont vu le jour, l’afflux de visiteurs a augmenté, avec ses avantages et ses inconvénients. Quelles seront les conséquences à long terme de ces changements tangibles sur les modes de vie ? L’avenir le dira. Dans l’immédiat, certains comportements ont changé, les villages autrefois paisibles et traditionnels découvrent les bruits des mobylettes, des sonos, le plastique, l’agriculture intensive et les pyjamas colorés.
Sans compter le commerce (moderne) et la spéculation qui étaient des concepts totalement inconnus des minorités ethniques. Toutefois, il y a eu quelques efforts dans le sens d’un minimum de préservation ou, au moins, pour une intégration plus douce vers le développement. Les initiatives d’ONG se sont multipliées et l’écotourisme fait son chemin. Le gouvernement, via le ministère du Développement rural, a une politique nationale de développement des peuples autochtones, approuvée en 2009, régulièrement mise à jour avec notamment l’attribution de titres fonciers. Malgré tout, alors que la loi foncière offre une solide protection sur papier aux communautés autochtones, de nombreux observateurs déclarent que les problèmes de mise en œuvre et d’application ont rendu ces populations vulnérables aux intérêts commerciaux attirés par l’exploitation du potentiel économique des forêts et des hautes terres, traditionnellement gérées par ces communautés.
À propos des minorités ethniques
Il n’y a pas de définition officielle du « peuple autochtone » au Cambodge. Les lois utilisent des termes différents tels que « communautés autochtones », « minorités ethniques autochtones » et « peuples des montagnes », mais ceux-ci décrivent effectivement les mêmes peuples. Ils comprennent les Broa, Chhong, Jarai, Kachak, Kavet, Kel, Koang, Kouy, Kreung, Krol, Phnnong, La'Eun, Lun, Mil, Por, Radei, Sam Rei, Souy, Spong, Stieng, Thmoun et Tumpoun.
Les minorités ethniques géraient traditionnellement près de 4 millions d’hectares de forêts
Selon le dernier recensement, il existerait 24 groupes répartis dans 15 provinces, avec les populations les plus élevées celles du Ratanakiri, du Mondulkiri et de Kratié. La population des groupes ethniques est estimée à environ 200 000 individus, soit un plus de 1 % de la population du royaume.
Ces groupes sont fréquemment identifiés par leur langue. Il existe au moins 19 langues qui sont réparties en deux grandes familles linguistiques : l’austronésienne, qui comprend les Jaraï, et la famille Mon-Khmer, qui inclut Brao, Kreung, Tumpoun, Bunongs et Kui. Il y aurait environ 455 communautés autochtones dans tout le Cambodge.
Les minorités ethniques géraient traditionnellement près de 4 millions d’hectares de forêts sempervirentes et de savanes. La subsistance alimentaire des cultures autochtones était fortement liée à leurs systèmes d’utilisation des terres et à l’accès aux ressources forestières.
Les minorités pratiquent la culture itinérante et l’élevage, récoltent la résine, la cardamome et le miel dans les forêts. D’autres ressources dépendent aussi de l’emplacement, comme l’extraction de pierres précieuses tel le zircon dans le Ratanakiri.
Une province riche de paysages et de vie sauvage
Cette province du nord-est du Cambodge borde celles du Mondulkiri au sud et de Stung Treng à l’ouest et les pays du Laos et du Vietnam au nord et à l’est. La province s’étend des montagnes de la chaîne annamite au nord, à travers un plateau vallonné entre les fleuves Tonle San et Tonle Srepok.
La région reste, encore aujourd’hui un site important pour la conservation des oiseaux en voie de disparition
La géographie de la province est variée, englobant des collines, des montagnes, des plateaux, des bassins versants de plaine et des lacs de cratère. La région est connue pour ses forêts luxuriantes, ses cascades et trous d’eaux magnifiques.
En 1997, près de 80 % de la province était boisée, soit avec des forêts anciennes soit avec des forêts secondaires qui se régénéraient grâce au système de culture itinérante. Dans les hautes terres entre le Tonle San et le Tonle Srepok, un plateau de basalte vallonné fournit des sols rouges très fertiles.
Le Ratanakiri possède certains des écosystèmes de forêt tropicale de plaine et de forêt montagnarde les plus diversifiés de l’Asie du Sud-Est continentale. 44 espèces de mammifères, 76 espèces d’oiseaux et 9 espèces de reptiles ont été recensés lors d’une vieille étude de 1996.
Un autre relevé effectué dans le parc national Virachey dix ans plus tard recensait 37 espèces de poissons, 26 espèces d’amphibiens et 15 espèces de mammifères, dont plusieurs espèces auparavant jamais observées.
La faune du Ratanakiri comprend essentiellement les éléphants d’Asie, les gaurs et les singes. La région reste, encore aujourd’hui un site important pour la conservation des oiseaux en voie de disparition tels l’ibis géant et le marabout. Les forêts de la province contiennent une grande variété de flore : 189 espèces d’arbres et 320 espèces de flore et d’arbres au sol ont été recensées.
Il fut un temps ou le tigre d’Indochine régnait dans les forêts du Ratanakiri...
Bien entendu, ce « hotspot » de biodiversité est devenu un observatoire idéal pour de nombreuses ONG de conservation, principalement Conservation internationale (USA) mais aussi d’historiens, d’ethnologues et de sociologues attirés par la diversité ethnique et la richesse culturelle de ces populations tentant de maintenir un lien fort et respectueux avec leur environnement naturel.
Il fut un temps ou le tigre d’Indochine régnait dans les forêts du Ratanakiri. Malheureusement, le seigneur de la jungle est officiellement devenu une espèce disparue il y a plusieurs années.
Près de la moitié du Ratanakiri a été officiellement déclarée zone protégée. Cela comprend essentiellement le sanctuaire de Lomphat et le parc national de Virachey. Cependant, même ces zones restent encore victimes de l’exploitation illégale et du braconnage.
Et le Ratanakiri fut…
La région du Ratanakiri a été incorporée dans l’Indochine française en 1893. La province a officiellement été créée en 1959. Le nom Ratanakiri (រតនគិរី) est constitué des mots khmers រតនៈ (ratana "gem" du sanskrit ratna) et គិរី (kiri « mountain » du sanskrit giri). Les Français ont construit à l’époque d’immenses plantations d’hévéa, en particulier à Labansiek devenue aujourd’hui la capitale Banlun.
Des travailleurs autochtones, pas toujours consentants, étaient alors utilisés pour la récolte du caoutchouc, l’une des activités les plus lucratives de l’économie coloniale. L’attrait pour le caoutchouc est toujours présent de nos jours.
Le Ratanakiri est occupé depuis l’âge de pierre et le commerce entre les montagnards et les villes de la région le long du golfe de Thaïlande remonte au IVe siècle. La région a été successivement envahie par les Annamites, les Cham, les Khmers, et les Thaïs, mais aucun empire n’a jamais placé la région sous un contrôle centralisé.
Du 13e au 19e siècle, les villages d’altitude étaient souvent pillés par les marchands d’esclaves khmers, laotiens et thaïlandais. La région a été conquise par des Laotiens au XVIIIe siècle, puis par les Thaïlandais au XIXe siècle, avant de passer dans le giron de l’Indochine française.
Tradition et développement
En 2004, le Finlandais Dr Olli Ruohomäki dressait un tableau intéressant des défis liés à la subsistance des minorités ethniques face au développement économique rapide du Royaume du Cambodge.
Livrant des observations et des réflexions qui sont toujours d’actualité, le chercheur estimait que : « Le Ratanakiri est un bon exemple d’une situation dans laquelle les moyens de subsistance et l’environnement des populations locales sont façonnés par les défis posés par l’évolution de l’économie… la vie des gens dans un domaine donné est fortement affectée par des ramifications importantes et, parfois, irréversibles des décisions prises à distance. Dans le Ratanakiri, l’histoire est arrivée à un moment où les processus de développement non locaux et les moyens de subsistance locaux sont irrévocablement liés ».
Pour le chercheur, « le Ratanakiri n’est pas une région isolée. Il est plutôt très pris dans les développements qui se produisent dans le monde plus large de l’Asie du Sud-Est, à savoir l’incorporation rapide de la région dans l’économie régionale, entraînant des transformations dans les structures économiques et sociales locales.
La croissance démographique, la migration des Khmers de plaine dans la région, les plantations commerciales et l’exploitation forestière contribuent à accroître la pression sur les terres disponibles.
Les changements dans l’utilisation locale des terres sont très évidents dans le paysage. De vastes étendues de forêt le long des routes ont été abattues et, par endroits, des cultures de rente telles que le palmier à huile, le café et les noix de cajou sont apparues. En partie, cette transformation en cours signifie que, pour un nombre croissant de montagnards, la pratique de l’agriculture traditionnelle deviendra difficile.
Pour le Dr Olli Ruohomäki, « Il est clair que Ratanakiri est arrivé à un moment critique de son histoire. Le Cambodge pourrait se trouver dans une position unique pour tirer les leçons des erreurs de ses voisins »
La pression foncière les amènera à chercher d’autres sources de revenus voire à abandonner les pratiques agricoles traditionnelles. De plus, à mesure que les forêts sont exploitées, les villageois perdent l’accès aux produits forestiers essentiels utilisés pour la nourriture et les médicaments, ou commercialisés.
Il existe clairement un argument solide en faveur d’une meilleure planification de l’utilisation des terres, y compris une large reconnaissance des modèles et des droits traditionnels d’utilisation des terres des peuples autochtones. »
À propos du film
Peuples des Montagnes (2013) est un documentaire de 26 minutes, produit et réalisé par Christophe Gargiulo. Avec le concours de l’ONG Man and Nature. La voix off est de Yasi Phan.
Les images d'archives ont été gracieusement fournies par SAR la Princesse Norodom Buppha Devi.
Les premières scènes sont une description du mode de vie des minorités ethniques du Ratanakiri. Le documentaire propose ensuite un retour historique sur la période de la guerre civile puis des Khmers rouges.
La faune de la région est décrite succinctement, puis la caméra se promène dans les villages, montrant ses habitants vaquant à leurs occupations quotidiennes. Puis, le film montre un tapeur de résine travaillant sur le tronc d’un Dichterocarpus pour en extraire la résine avec des moyens très artisanaux.
Ce dernier est accompagné par Olivier Berah qui en profite pour prélever des échantillons destinés à un laboratoire de cosmétiques français.
Ballade filmée ensuite dans le marché de Banlun, dans une école, dans la station de Veun Sai-Siem Pang, qui se termine par une visite des gibbons au petit matin.
Bibliographie :
Rencontres dans les zones frontalières: transformations sociales et économiques à Ratanakiri, au nord-est du Cambodge du Dr Olli Ruohomäki
L'histoire de la province de Ratanakiri" . ratanakiri.gov.kh (en khmer). Administration Ratanakiri
Christophe Gargiulo
Magnifique promenade, magie des images, commentaire factuel. Tempo, rythme, dynamique, durée, enchaînements organiques et à la fin un goût agréable et l'envie de découvrir la prochaine œuvre de Christophe Gargiulo, réalisateur qui s'efface derrière son appareil de photo ou sa caméra. Merci pour ce splendide cadeau.