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Photo du rédacteurChristophe Gargiulo

Cambodge & Archives : Koh Khsach Tunlea, Koh Memeay ou l’île des veuves sur le Tonlé Bassac

Sur le Tonle Bassac se trouve une île que les Khmers rouges utilisèrent pour interner les épouses des victimes du régime.

Koh Khsach Tunlea, Koh Memeay ou l’île des veuves sur le Tonlé Bassac
Koh Khsach Tunlea, Koh Memeay ou l’île des veuves sur le Tonlé Bassac

Avant 1975, Koh Khsach Tunlea était une île luxuriante et fertile située sur l’affluent du Mékong et du Tonlé Sap, la rivière Bassac, à une vingtaine de kilomètres au sud de Phnom Penh dans le district de Sa'ang, province de Kandal. L’endroit abritait une communauté agricole paisible qui vivait dans de petits villages de la culture des légumes, du riz et de la pêche.

Camp d’internement pour les femmes

Sam Chang vivait à Koh Khsach Tunlea avec son mari Eang Heang qui exerçait la profession d’avocat. Lors de la prise du pouvoir par les troupes de Pol Pot, la jeune épouse venait d’accoucher. Avec l’arrivée des Khmers rouges sur l’île, Eang Heang a choisi de fuir sachant que son métier le condamnait à une mort certaine. Mais, il n’a pas pu résister à revenir voir son fils âgé d’un mois seulement. C’est alors que les Khmers rouges l’ont emmené. Chang les a suppliés de la laisser partir avec son mari, mais ils ont refusé. On ne lui dira pas où il fut transféré et elle ne le reverra jamais.

L’Angkar, l’organisation politique toute puissante qui dirigeait le Kampuchéa démocratique expulsa presque toutes les familles et y créa un camp d’internement pour les épouses dont les maris avaient été exécutés, car accusés d’être des « traîtres ». Des milliers de femmes en deuil venant du district environnant ont été rassemblées avec leurs enfants et transportées dans l’île.

Conditions de vie

Les femmes étaient cloîtrées à 10 ou plus dans une maison, avec leurs enfants s’ils étaient âgés de moins de 10 ans. Les plus âgés étaient envoyés dans des camps de travail pour adolescents hors de l’île. Les femmes étaient obligées de travailler de longues heures en étant mal nourries. Certaines plantaient du riz et des légumes ou travaillaient dans l’immense cuisine commune. D’autres officiaient comme nourrices pour les bébés des autres veuves. Il leur était interdit de se plaindre et, même si elles étaient tentées de se réconforter et de parler entre elles, la faim et l’épuisement les assommaient de fatigue une fois la nuit tombée. Koh Khsach Tunlea est rapidement devenue connue sous le nom de « Koh Memeay — l’île des veuves ».

Koh Khsach Tunlea
Koh Khsach Tunlea

Exceptions

Une poignée de familles de « personnes de base », c’est-à-dire celles issues d’un milieu agricole pauvre et sans éducation que le régime communiste extrémiste considérait comme non corrompu, ont été autorisées à séjourner, mais ont été séparées du reste de l’île. Chang est restée contre sa volonté, mais a été forcée de déménager de l’autre côté de l’île avec sa mère malade. Sa maison est devenue une « prison sans murs ».

Aujourd’hui âgée de 72 ans et vivant toujours sur l’île, Chang est une femme bienveillante au sourire accueillant qu’on pourrait trouver apaisée. Cependant, alors qu’elle parle de ses expériences entre 1975 et 1979, le chagrin d’avoir perdu son mari, la faim, le travail forcé et la peur d’une surveillance permanente l’ont rendue renfermée et peu loquace. Plus de 40 ans après, les souvenirs restent encore très douloureux. Elle raconte qu’en raison de la position et de l’éducation de son mari, elle avait reçu l’un des traitements les plus durs sur l’île. Elle et les quatre plus jeunes de ses six enfants se nourrissaient exclusivement de bobor et de tiges de banane agrémentées parfois d’un peu de maïs. Chang travaillait plus que de raison, de 7 h à 21 h dans les champs de légumes et de riz avec une heure de pause à midi pour le déjeuner.

Elle raconte qu’elle vivait dans la peur constante de se faire emmener comme son mari, des cadres khmers rouges ou des informateurs rôdaient chez elle pour savoir si elle ne critiquait pas le régime :

« La nuit, ils espionnaient les familles pour voir si elles faisaient ou disaient quelque chose de mal », dit-elle.

Sans aucune installation médicale sur l’île, les Khmers rouges laissaient mourir ceux qui sont tombaient malades ou souffraient de grave malnutrition. Chang raconte qu’elle n’a jamais vu les Khmers rouges tuer ou torturer quelqu’un sur l’île, mais de nombreuses veuves avaient été emmenées, une à la fois, et probablement exécutées ailleurs.

« C’était un endroit difficile à vivre, je n’avais plus d’émotions, je ne réfléchissais plus, j’essayais simplement de survivre »

Éviter la rébellion

Hol Ly, maintenant âgée de 69 ans, a également été forcée à habiter l’île après le meurtre de son mari. Les Khmers rouges lui ont dit que son mari, un ancien soldat de Lon Nol, allait être « rééduqué », mais au lieu de cela, il a été emmené sur l’île voisine de Koh Kor qui abritait un centre de torture et d’exécution.

« Lorsqu’ils m’ont dit qu’il avait été arrêté, j’ai perdu l’espoir de le revoir un jour », confie-t-elle

« J’étais bouleversé et je pleurais en permanence. Ensuite, les Khmers rouges sont venus et m’ont maltraitée pour avoir pleuré, alors j’ai dû arrêter ». Tout comme Chang, elle raconte que le plus éprouvant sur l’île à l’époque était le manque de nourriture et le travail forcé. « Je travaillais dans la cuisine à décortiquer du riz plusieurs heures par jour », dit-elle, confiant également qu’aucune des veuves ne tentait de s’échapper par crainte que les Khmers rouges ne tuent leurs familles.

Youk Chhang, directeur exécutif du Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam), raconte que les Khmers rouges avaient peur de la rébellion et que les veuves ont probablement été envoyées sur l’île parce qu’elle était isolée du reste de la société.

« Si vous regardez les fosses communes des prisons à Kandal, vous verrez que de nombreux meurtres ont eu lieu — laissant derrière eux de nombreuses veuves », dit-il. « Ils les gardaient à Koh Khsach Chunlea pour s’assurer qu’elles n’aient aucun moyen de révolter ou de se venger ».

Travail de recherche

La Cambodgienne Kalyanee Mam, réalisatrice et productrice du documentaire « A River Changes Course », a réalisé il y a une quinzaine d’années un projet de recherche sur Koh Khsach Tonlea au cours duquel elle a interviewé plusieurs veuves envoyées sur l’île : « Je me souviens avoir été particulièrement choquée que les femmes qui avaient récemment accouché aient été forcées de servir d’infirmières communes pour d’autres femmes », dit-elle.

« J’ai également été horrifiée que, peut-être pour apaiser les jalousies des femmes “de base”, les veuves étaient forcées de se remarier »

Il est difficile de savoir combien de veuves ont été envoyées sur l’île au total. Certaines d’entre elles prétendent qu’il y en avait plusieurs milliers. Cependant, Youk estime qu’il n’y en avait probablement que « quelques centaines ». Il est également difficile de dire combien de femmes ont été violées et assassinées à Koh Khsach Tunlea. Theresa de Langis, chercheuse et écrivaine sur les droits humains des femmes dans les zones de conflit et d’après conflit, qui compila une histoire orale des survivantes des Khmers rouges, pense que la situation sur l’île exposait les veuves à un risque élevé de violence sexuelle. « Elles étaient considérées comme des ennemies, donc sexuellement “disponibles” ainsi, certaines ont été forcées d’épouser des soldats khmers rouges handicapés ; elles se trouvaient dans une situation carcérale sous le pouvoir absolu des cadres de l’Angkar sans aucun recours », conclut-elle.

Violences

Youk Chhang raconte qu’à la fin des années 1990, alors qu’il enquêtait sur des allégations faisant état d’agressions sexuelles commises par les Khmers rouges, il a interviewé des femmes qui avaient été violées après avoir été emprisonnées à Koh Khsach Tunlea.

Il explique : « Les gardiens de prison n’avaient pas de vie sociale et l’île est très isolée »

En 2012, Sam Oeurn, qui avait été envoyée à Koh Khsach Tunlea en 1977 après l’exécution de son mari, a déclaré au tribunal khmer rouge qu’elle avait vu au moins une femme brutalement assassinée. « Un soir, une femme a volé un fruit, puis elle a été exécutée en étant frappée avec une perche et jetée dans une fosse », confie Sam Oeurn. « Et je me suis dite que mon jour viendrait bientôt ».

Catégorisation

Craig Etcheson, auteur de « After the Killing Fields: Lessons from the Cambodian Genocide » et ancien enquêteur en chef du bureau des co-procureurs du Tribunal khmer Rouge, s’est rendu à Koh Khsach Tunlea il y a près de 20 ans alors qu’il travaillait sur le projet de cartographie des fosses communes de DC-Cam. Il explique que des endroits comme l’île des veuves ont été créés pour deux raisons.

« Premièrement, si un individu était identifié comme un “ennemi”, on supposait souvent que les autres membres de la famille de cet individu étaient également des ennemis, dans un type de culpabilité par association », dit-il.

« Deuxièmement, les Khmers rouges étaient préoccupés par la possibilité pour les survivants de la famille d’un ennemi de se venger, une éventualité qui pourrait être atténuée par l’opportunité d’emprisonner et/ou d’exécuter tous les membres de la famille »

Les conditions dans ces prisons étaient bien pires que celles vécues par la population dans son ensemble : des rations alimentaires plus petites, des exigences de travail plus ardues et une discipline beaucoup plus sévère, raconte-t-il. Selon Craig Etcheson les prisonnières étaient divisées en catégories et certaines étaient mieux traitées que d’autres. Les prisonniers de première catégorie étaient identifiés comme des ennemies et rapidement exécutés, les prisonnières de catégorie deux étaient constamment évaluées pour être classées dans la première catégorie tandis que les prisonniers de catégorie trois n’étaient pas considérés comme une menace et pouvaient même être libérés dans certains cas.

« Les prisonniers de catégorie trois pouvaient également bénéficier de plus grosses rations et d’exigences de travail un peu moins lourdes que les deux autres catégories »

Meilleur traitement

Il semble que tout le monde sur l’île n’ait pas connu le même niveau de difficulté. Em Kan, vivait dans le district de Sa'ang dans le village de Prek Samrong avant l’ère du Kampuchéa démocratique. Elle est retournée y vivre après les Khmers rouges. Elle se souvient avoir été conduite à Koh Khsach Tunlea en 1977 avec beaucoup d’autres veuves. Après avoir dormi trois nuits sur le sol, ses enfants et elle ont été logés dans une grande bâtisse sur pilotis avec une poignée d’autres femmes et leurs enfants. Ayant déjà perdu une fille à cause de la maladie, son mari, son fils aîné, son oncle et la plupart de ses voisins à cause des Khmers rouges, elle craignait le pire, pensant qu’elle finirait par être exécutée. Cependant, la vie sur l’île s’est avérée beaucoup plus facile qu’auparavant.

Sa famille recevait suffisamment de nourriture et même si le travail était dur et interminable, de tôt le matin jusqu’à 17 heures, c’était supportable.

« Je n’ai pas eu une vie si terrible qu’au début du régime. J’avais déjà vécu sous une discipline stricte donc je savais que je ne pouvais pas me plaindre, sinon j’aurais été emmenée et tuée »

Em Kan dit avoir vu des personnes âgées tomber malades et mourir, mais personne n’est mort de faim et elle affirme que les seules veuves emmenées pour être exécutées étaient « vietnamiennes ou chinoises ». Son fils Em Poul, qui avait environ 12 ans à l’époque, raconte que Koh Khsach Tunlea était « le paradis » par rapport au camp de travail pour enfants où il se trouvait auparavant. Poul, qui prétendait être handicapé mental pour pouvoir rester avec sa mère, passait ses journées à ramasser de la bouse de vache pour l’engrais ou à aider le cuisinier.

Quitter Koh Khsach Tunlea

Les veuves ont finalement été autorisées à quitter Koh Khsach Tunlea après l’arrivée des Vietnamiens en 1979. Kan se rappelle qu’elle cueillait du riz un jour lorsqu’elle a remarqué de la fumée et des bruits d’explosion venant de Phnom Penh. Au cours des jours suivants, les veuves avec leurs enfants et les cadres ont commencé à disparaître et il n’y avait plus personne pour préparer le repas commun. Un seul cadre khmer rouge âgé était resté. Après lui avoir dit de préparer le repas, il est parti et Kan a décidé de retourner dans son village natal.

Chang et Ly ont découvert que les Khmers rouges avaient été vaincus lorsque leurs voisins ont commencé à retourner sur l’île. Bien que la vie soit restée difficile les années suivantes, leurs familles et elles se sentaient relativement heureuses. Les six enfants de Chang ont survécu aux Khmers rouges et lui ont donné 16 petits-enfants.

« Nous étions heureux de retrouver nos enfants même si nous avions du mal pour nous nourrir », déclare Chang.

Environ 1400 familles vivent sur l’île aujourd’hui. Alors qu’évoquer les souvenirs est encore douloureux, la famille de Chang semble avoir presque oublié, vivant aujourd’hui de la culture du gingembre, des oignons, des bananes, des mangues, du jacquier et du chou, la même activité qu’ils exerçaient avant l’arrivée des Khmers rouges.

« Il fait beau et le sol est fertile. C’est aussi un bon endroit pour vivre », conclut Em Kan.

 

Notes : DC CamKoh Khsach Chunlea : une île des veuves par Kalyanee Mam

Illustrations : Enrico Stocchi, Rodney Topor et Bo Nielsen

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