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Histoire & Archives : Les Chinois du Cambodge, heurs et malheurs d’une communauté

Une description intéressante du sort qu’a subi la communauté sino-khmère avant et après le régime des Khmers rouges.

Depuis la fin des années 60 jusqu'en 1990, aucun recensement méthodique et systématique de la population cambodgienne qui aurait permis de brosser un tableau d’ensemble de l’évolution démographique du pays au cours de ces trente années n’a été dressé.

Les événements tragiques survenus au Cambodge depuis le coup d’État du 18 mars 1970, qui renversa le prince Norodom Sihanouk et plongea ce petit pays, autrefois oasis de paix, dans une guerre dont il n’émerge aujourd’hui que lentement, ont très largement bouleversé les repères économiques et sociaux dont nous disposions avant 1970.

W.E. Willmott, dans un excellent ouvrage sur les Chinois du Cambodge publié en 1967, insistait déjà, ajuste titre, sur l’absence de statistiques fiables qui a toujours marqué le Cambodge, même à l’époque du protectorat français.

Il demeure donc impossible, aujourd’hui encore, de s’appuyer sur de réelles évaluations chiffrées pour analyser la situation de la communauté chinoise du Cambodge depuis 1975. Si certains auteurs évoquent quelquefois des chiffres relatifs à la population chinoise ou à son influence économique actuelle, ces affirmations ne reposent sur aucun élément objectif en l’absence de tout appareil statistique fiable, tant depuis la prise de Phnom-Penh parles Khmers rouges en avril 1975, que sous la République populaire du

Au Cambodge, comme dans le reste de l’Indochine, la colonisation française influença considérablement et définitivement les relations entre les différentes composantes ethniques de la population cambodgienne. La politique française à leur égard se fit, tour à tour, courtisane ou répressive, selon les intérêts du moment.

Image plutôt positive

Dans l’ensemble, les Français avaient du Chinois une image plutôt positive quant à son apport possible à la colonisation : Un autre moyen efficace de rendre à la vie et à la production le magnifique territoire du Cambodge serait de provoquer par tous les moyens possibles l’émigration chinoise (…) et de fertiliser avec l’écume impure du Céleste Empire le bassin du Mékong encombré par les épaves des civilisations déchues. Cette formule d’un administrateur français (citée par Forest 1980, 465) résume bien la pensée des administrateurs et colons français vis-à-vis de l’échiquier ethnique cambodgien, en particulier dans les premières années du protectorat. Seuls les Chinois et les Vietnamiens semblaient dignes d’intérêt aux Français et pouvaient, à leurs yeux, sortir le Cambodge du sous-développement et des guerres fratricides dans lesquels il était plongé depuis des siècles (Khy 1973).

Source de conflit

Dans les premières décennies du XXe siècle, comme des concurrents importants des colons français et leur organisation clanique devint source de conflit. Le protectorat prit alors des mesures pour limiter l’immigration chinoise et durcit sa politique fiscale. Le système des “congrégations”, appliqué au Viêt-nam, fut étendu au Cambodge en 1891 et fixa la répartition ethnolinguistique de la communauté chinoise du Cambodge. Les autorités du protectorat, désignant elles-mêmes les chefs de ces congrégations et ayant imposé à celles-ci des règles administratives strictes en matière d’immigration, d’ordre public, de fiscalité, etc. pensaient contrôler plus directement les activités de cette communauté. La politique française envers cette communauté, et en particulier la création du système des congrégations, créa une situation nouvelle pour elle dans ses rapports avec la population indigène.

L’intégration, la symbiose avec les Khmers, n’était plus possible dès lors que les Chinois bénéficiaient d’un statut différent de celui des autochtones.

W.E. Willmott affirme que les Khmers et les Chinois se rapprochèrent sous le protectorat en raison des persécutions dont ils étaient pareillement victimes de la part du pouvoir colonial (Willmott 1967, 40-41). Ce jugement paraît hâtif et partial. Bien que le Cambodge n’ait jamais connu, que ce soit sous le protectorat ou au cours de l’histoire pré-coloniale, de violences antichinoises, constituant en ce sens une véritable exception en Asie du Sud-Est, les relations entre Khmers et Chinois semblent bien au contraire s’être distendues à partir du début du XXe siècle en raison de cette différence de statut. Avec la création d’une catégorie juridique “étrangers”, l’accès à la fonction publique fut définitivement interdit aux Chinois (Forest 1980, 480), contribuant ainsi à élargir le fossé entre les deux communautés. Néanmoins, la convergence d’intérêts entre les Khmers et les Chinois atténua les antagonismes et évita sans doute une cristallisation des conflits potentiels entre eux. La répartition très nette des tâches, les Khmers dans l’administration et les Chinois dans le secteur économique, les deux communautés se partageant le secteur de l’agriculture, permit une assez grande cohésion sociale sino-khmère, mais elle accentua également le blocage de la société qui, d’une certaine manière, aboutit aux crises majeures de la seconde moitié du XXe siècle. Jusqu’en 1975, cette configuration socio-économique de la communauté chinoise et de ses relations avec la société cambodgienne demeura quasiment inchangée.

La Révolution culturelle

Au moment de la Révolution culturelle, les Chinois du Cambodge sortirent provisoirement de l’ombre, pour la première fois de leur histoire. Les relations privilégiées établies, depuis les années Bandung, entre le prince Norodom Sihanouk et la Chine furent momentanément menacées de rupture lorsque se manifestèrent, à Phnom-Penh, les premières traces de contagion de la Révolution culturelle.

Le Prince, alors déjà aux prises, sinon avec une insurrection révolutionnaire, du moins avec le développement d’un mouvement de guérilla d’obédience communiste, vit dans ces manifestations la main de Pékin s’ efforçant d’utiliser la communauté chinoise d’outre-mer pour favoriser l’exportation de sa révolution culturelle. Il semble cependant fort improbable que cette agitation ait été alors directement initiée et contrôlée par Pékin, au contraire (Fitzgerald 1972, 171).

Au printemps 1967 se produisit un incident sur une base militaire cambodgienne lorsque des techniciens chinois, envoyés par Pékin, prononcèrent des discours de propagande, “petit livre rouge” à l’appui (Pomonti et Thion 1971, 61).

Le 1er septembre 1967, le Prince décida, malgré les assurances données par Zhou Enlai au ministre cambodgien des Affaires étrangères, la fermeture de l’Association des amitiés khméro-chinoises. Sihanouk, suite à un télégramme adressé, quelques jours plus tard, par Zhou Enlai à cette association, message qu’il comprit comme une attaque chinoise contre sa politique, réagit en exigeant la démission du président de l’association, Hu Nim, de son mandat de député et en expulsant de son cabinet ses camarades Phouk Chhay et Chau Seng. Il interdit, dans la foulée, le bulletin local de l’agence Xinhua, tout en affirmant: “La Chine est notre amie et je la considère toujours comme telle” (Kiernan 1985, 262-263).

À la mi-septembre, Zhou Enlai avait repris le contrôle du ministère des Affaires étrangères, jusque-là aux mains des extrémistes de la Révolution culturelle, et assura l’ambassadeur du Cambodge à Pékin de son admiration sans bornes pour le Prince.

Dans cette affaire, la communauté chinoise s’était tenue relativement à l’écart de la polémique khméro-chinoise, désireuse de préserver sa tranquillité, et seuls quelques sino-cambodgiens engagés aux côtés du Parti communiste du Kampuchea avaient pris position. Plusieurs établissements scolaires furent néanmoins, pendant l’année 1967, le théâtre de violences menées par des élèves ou étudiants contre des professeurs ou responsables d’écoles (Kiernan 1985, 258-259), imitant sans doute en cela leurs camarades de Chine. Ces incidents restèrent toutefois anecdotiques en comparaison de ceux qui survinrent dans d’autres pays de la région, comme l’Indonésie et la Birmanie. Zhou Enlai adressa finalement, en octobre 1967, un message rassurant au Prince affirmant que la Chine n’avait jamais eu l’intention d’interférer dans les affaires intérieures cambodgiennes, signalant ainsi que l’affaire était close aux yeux de Pékin. Les responsables de l’Association des amitiés khméro-chinoises, après la fuite dans les maquis de Hu Nim en octobre, furent arrêtés et jetés dans les prisons du royaume, dont ils ne sortiront qu’après l’avènement de la République et la destitution du Prince. Le calme revint dans les relations entre la Chine et le Cambodge jusqu’au coup d’État de Lon Nol.

Tension interethnique

En mars-avril 1970, la tension interethnique provoquée par l’hystérie anti-vietnamienne et le soutien, quoique d’abord prudent, apporté par Pékin au prince Sihanouk, réfugié en Chine, furent à l’origine de quelques incidents à Phnom-Penh. Le 11 mars, des manifestants marchèrent sur l’ambassade de Chine et furent repoussés par plusieurs centaines de Chinois décidés à protéger celle-ci (Pomonti etThion 1971, 240). Plusieurs membres de la communauté chinoise furent arrêtés et les écoles chinoises durent fermer leurs portes. Aucune des deux parties ne tenait cependant à en arriver à l’irréparable. La nouvelle république devait compter sur le pouvoir économique extraordinaire de la communauté et Pékin souhaitait ménager l’avenir et ne pas couper tous les ponts avec le gouvernement de PhnomPenh. Un modus vivendi fut donc trouvé.

Pékin fît discrètement savoir le prix que les Chinois attachaient à la protection des intérêts de leurs compatriotes du Cambodge. Les représentants de la communauté chinoise s’empressèrent, de leur côté, de faire acte d’allégeance auprès des nouvelles autorités et conservèrent ainsi le droit de poursuivre, en toute tranquillité, leurs affaires jusqu’en avril 1975.

À la veille du grand bouleversement socio-politique d’avril 1975, la communauté chinoise était plus puissante que jamais.

Nombre de commerçants chinois de province s’étaient réfugiés dans la capitale. Cet exode permit aux spéculateurs et aux intermédiaires de toutes sortes d’amasser des fortunes au détriment de ces populations prêtes à tout pour échapper à la guerre civile. Des capitaux considérables avaient déjà rejoint les banques de Hong Kong, Singapour et d’autres pays. Certains hommes d’affaires chinois avaient envoyé tout ou partie de leur famille à l’étranger, mais nombre d’entre eux restèrent, certains que la victoire des Khmers rouges ne modifierait par fondamentalement leur situation. Leur analyse reposait sur le soutien sans faille apporté par Pékin au mouvement révolutionnaire depuis le milieu des années 60 qui, à leurs yeux, faisait de la communauté chinoise du Cambodge une population acquise aux nouvelles autorités et protégée par la Chine. Leurs attentes allaient être tragiquement déçues.

Les Chinois du Kampuchea démocratique

Le jour même de leur victoire, le 17 avril 1975, les forces révolutionnaires entreprirent l’évacuation totale de la capitale et de toutes les capitales provinciales qui n’avaient pas encore subi ce sort. En quelques jours, deux millions de phnom-penhois durent prendre le chemin des campagnes dans des conditions dramatiques. Aucune distinction ne fut opérée ni pendant les premiers jours, ni pendant les trois années qui suivirent, entre la communauté chinoise et la population khmère.

Les seuls à subir des persécutions à caractère ethnique furent les Vietnamiens et les Chams. Les Chinois furent traités comme le reste de la population, victimes des mêmes conditions de vie et des mêmes persécutions que leurs compatriotes khmers.

Il apparaît évident, à travers de très nombreux témoignages, que si la communauté chinoise fut largement décimée par la répression sous le régime de Pol Pot, ce fut en tant que classe sociale et non en tant qu’ethnie distincte (Willmott 1981, 43; Jackson 1989, 154). Certains témoignages font toutefois état d’une discrimination directe manifestée, dès les premiers mois, envers les Chinois.

Une des caractéristiques de la communauté chinoise, qui fit d’elle une cible pour les Khmers rouges, fut l’usage d’une langue étrangère. Toutes les langues étrangères avaient été bannies de la vie quotidienne par le PCK et ceux qui s’exprimaient dans une langue autre que le khmer, par inadvertance ou réflexe, étaient immédiatement éliminés. Cette censure s’appliquait également aux cadres du Parti. Comme dans la plupart des autres diasporas chinoises, les Chinois du Cambodge avaient conservé, et conservent encore, leur langue d’origine (un ou plusieurs dialectes chinois et, souvent, le mandarin) au sein de la famille et dans les relations entre les différents membres de la communauté. Un certain nombre de Chinois furent par conséquent arrêtés et exécutés pour avoir enfreint cette règle linguistique4. La propagande khmère rouge ne porte, quant à elle, aucune trace de discrimination ethnique envers la communauté chinoise.

Il est cependant probable qu’à l’échelle locale quelques responsables aient pu faire preuve, en certaines occasions, de sentiments antichinois alimentés soit par la position économique dominante des Chinois dans l’ancienne société, soit par le sentiment de supériorité éprouvé par les Khmers rouges envers la Chine dont ils estimaient la Révolution moins parfaite que la leur5. Mais aucun des textes aujourd’hui disponibles du Parti communiste du Kampuchea ne mentionne cette communauté chinoise comme appartenant, pour des raisons ethniques, à la catégorie des “ennemis de la Révolution”.

Une discrimination affichée envers la communauté chinoise de la part du P.C.K. aurait pu avoir de fâcheuses conséquences pour le Kampuchea démocratique.

La Chine fut en effet, à partir d’avril 1975, le seul pays à apporter au Cambodge nouveau une aide économique et technique.

Pendant les premiers mois qui suivirent la prise de Phnom-Penh, les Khmers rouges acceptèrent de la Chine ce qu’ils refusèrent de tout autre pays ou notamment une aide en riz et, probablement, en quelques autres denrées indispensables (Jackson 1989, 116). Encore cette aide ne fut-elle acceptée que de manière très partielle.

Le 13 septembre 1975, les deux pays rendirent publique la signature d’un accord d’aide économique et militaire d’un montant d’un milliard de dollars. Cette aide fut décrite comme la plus importante jamais accordée par la Chine à un pays tiers. Au fur et à mesure de la dégradation des relations entre le Kampuchea démocratique et le Viêt-nam, le soutien chinois, en particulier sur le plan militaire, devint de plus en plus indispensable à la survie du régime. Entre 1975 et 1977, l’évolution politique intérieure chinoise favorisa le développement d’une politique ultra-radicale de la part du Parti communiste du Kampuchea.

Le décès du Premier ministre Zhou Enlai, le 8 janvier 1976, élimina de la scène le seul dirigeant chinois entretenant des relations amicales avec le Cambodge et un partisan de la modération dans la mise en œuvre de la révolution cambodgienne. Le pouvoir passa alors, en Chine, aux mains du “groupe de la Révolution culturelle” et Hua Guofeng fut nommé Premier ministre et premier vice-président du Comité central. L’ascension de Deng Xiaoping ainsi freinée, la gauche chinoise remportait une victoire provisoire qui renforça le soutien au Kampuchea démocratique même après l’arrestation, en octobre 1976, des membres de la “Bande de quatre”. Hua Guofeng, qui devait toute sa carrière à la Révolution culturelle, demeura, jusqu’à l’invasion vietnamienne de décembre 1978, un partisan de la révolution cambodgienne.

Le sort de la communauté chinoise du Cambodge aurait pu constituer une cause de conflit majeur entre Pékin et Phnom-Penh si des mesures discriminatoires officielles avaient été prises à son encontre, comme ce fut le cas au Viêt-nam dans le courant de l’année 1978.

Plusieurs témoignages semblent indiquer que la Chine ne souhaitait pas être impliquée dans un conflit sur cette question.

Certains réfugiés chinois rapportent avoir rencontré, pendant le régime de Pol Pot, des experts chinois envoyés par Pékin (il y en eut plusieurs milliers), qu’ils auraient interpellé en les suppliant d’alerter Pékin sur le sort des Chinois du Cambodge et en réclamant une aide.

Ces experts les auraient simplement encouragés à faire confiance aux dirigeants de “l’ Angkar”, terme consacré pour désigner le Parti, et à accepter de se “sacrifier pour la révolution”. Ainsi, la Chine, de manière inhabituelle, choisit de fermer les yeux sur le sort réservé aux Chinois du Cambodge.

Cette position se situe dans la droite ligne de la politique chinoise à l’égard des Chinois d’outre-mer. Dans un rapport à l’Assemblée nationale populaire en septembre 1954, Zhou Enlai soulignait que la Chine était prête à inciter les Chinois d’outre-mer à se plier aux lois des gouvernements locaux et observer les coutumes locales. La déportation des populations urbaines vers les campagnes et les conditions de vie imposées à l’intérieur du Cambodge étant les mêmes pour tous, Pékin ne vit apparemment aucun motif pour intervenir dans les “affaires intérieures” du Kampuchea démocratique. La communauté chinoise demeura donc, pendant les trois années et demi du régime khmer rouge, soumise aux mêmes règles que les autres Cambodgiens.

Cette situation changea rapidement avec l’invasion vietnamienne et la fondation de la République populaire du Kampuchea.

La République populaire du Kampuchea et la communauté chinoise

Après les bouleversements que connut le Cambodge sous le régime de Pol Pot, il est difficile de déterminer, même de manière très approximative, le chiffre de la population chinoise en 1979. W.E. Willmott estime à environ 400000 individus la population chinoise urbaine au début de 1975 (Willmott 1981, 43). Déportée dans les campagnes et ne faisant pas l’objet d’une politique de discrimination systématique, nous pouvons imaginer que cette communauté fut victime de la politique concentrationnaire des Khmers rouges dans la même proportion que le reste de la population cambodgienne. Une enquête menée dans les camps de réfugiés en Thaïlande par Steve Heder, sur la base de 1500 interviews, donne une estimation de 50% de décès entre 1975 et 1978 parmi la population chinoise urbaine (Ablin et Hood 1990, 135), ce qui rapporté aux chiffres de Wîllmott donne environ 200000 morts au sein de cette population.

Selon un témoignage recueilli par W.E. Willmott (1981, 45), la population khmère manifesta dès le début de l’année 1979 un fort sentiment antichinois, incriminant la communauté chinoise pour le soutien apporté par Pékin au régime de Pol Pot.

La présence des troupes vietnamiennes et la domination politique du Viêt-nam sur le nouveau régime installé à Phnom-Penh le 7 janvier 1979 favorisa, dans un premier temps, le développement de ce sentiment. Cependant, celui-ci s’estompa rapidement parmi la population khmère, qui n’éprouvait pas traditionnellement de ressentiment envers cette communauté, alors que le Viêt-nam s’efforçait de mettre en place des règles discriminatoires envers cette population. Des sources militaires thaïlandaises indiquèrent à la mi- 1979 que le Viêt-nam cherchait à chasser tous les Cambodgiens d’origine chinoise du pays (Van der Kroef 1980, 480), s’appuyant pour en juger sur l’arrivée apparemment massive de réfugiés chinois à la frontière khméro-thaïlandaise.

W.E. Willmott cite également un témoignage de réfugié corroborant ces affirmations thaïlandaises, tout en soulignant que, d’après cette réfugiée, les autorités vietnamiennes auraient défendu les résidents chinois en convoquant un meeting de masse et en expliquant aux Khmers que les Chinois du Cambodge avaient autant souffert qu’eux sous le régime khmer rouge (Willmott 1981, 45). J. van der Kroef affirme de son côté, sans citer aucune source à l’appui, que les Vietnamiens entreprirent au Cambodge, après la guerre sino- vietnamienne de février 1979, une politique de discrimination active envers les Chinois, les expulsant des villes, fermant leurs magasins et les envoyant dans des coopératives reculées (Van der Kroef 1980, 486). Cette idée est reprise par Joseph J. Zasloff en septembre 1980 dans un rapport sur le Cambodge. L’auteur affirme même que les Chinois furent alors envoyés dans des camps de rééducation. La politique vietnamienne consistant à interdire aux Cambodgiens l’accès aux centres des villes dans le premier semestre 1979 aurait été appliquée avec une vigueur particulière envers les Chinois (Zasloff 1980, 123).

Les témoignages d’époque sont donc souvent contradictoires et soulignent surtout la confusion politique qui régnait au Cambodge en 1979, alors qu’un nouveau régime politique se mettait en place. Au cours de l’année qui suivit la chute du régime Pol Pot, la communauté chinoise du Cambodge s’estima visée, au travers de la campagne de propagande contre la Chine entreprise par les nouvelles autorités de Phnom-Penh sous l’impulsion du Viêt-nam, et choisit, dans l’incertitude quant à l’attitude de ce nouveau régime à son endroit, d’émigrer en masse, craignant d’être prise comme bouc émissaire (Scalabrino 1989,123). La nouvelle administration installée à Phnom-Penh par les Vietnamiens semble avoir en effet marqué une méfiance particulière envers les Chinois et leur refusa, à l’époque, l’accès à la fonction publique.

Il est également vraisemblable que certains officiers ou conseillers vietnamiens, venant du Viêt-nam où le conflit avec la Chine sur le sort des Chinois du Viêt-nam était particulièrement aigu depuis mars 1978, aient pris localement des mesures de discrimination envers cette communauté, mesures qui ne relevaient pas nécessairement d’une politique décidée par Hanoi.

Pendant les premières années de la République populaire du Kampuchea, les experts et conseillers vietnamiens contrôlèrent très largement l’appareil du Parti et de l’État au Cambodge.

En 1979-80, la marge de manœuvre des nouveaux dirigeants cambodgiens par rapport à leurs “conseillers” fut des plus réduites.

La crainte du Viêt-nam face à l’éventualité d’une “troisième colonne” parmi la population cambodgienne d’origine chinoise incita celui-ci à interdire l’accès du Parti et du gouvernement cambodgiens aux Chinois.

Dans la confusion de l’immédiat après-Pol Pot, grâce à la destruction de l’état civil par les Khmers rouges, beaucoup de Sino-cambodgiens prirent alors un nom à consonance khmère. Le Comité central du Parti populaire révolutionnaire du Kampuchea (P.P.R.K.), sur instruction du P.C.V., publia la “circulaire 351”, qui insistait sur la nécessité pour les membres du Parti de montrer la plus grande vigilance envers leurs compatriotes d’origine chinoise et interdisait à ces derniers l’accès au statut de membre du Parti. Jusqu’en 1981-82, l’accès au Parti étant contrôlé de près par les experts vietnamiens, les Chinois ne purent y accéder que lorsqu’ils entretenaient de très bonnes relations avec ceux-ci. L’accès des Cambodgiens d’origine chinoise fut donc, à cette époque, réservé aux “courtisans”.

Les nouveaux dirigeants cambodgiens, de leur côté, ne semblent pas avoir attaché une grande importance à l’origine ethnique de leurs collaborateurs, comme en témoigne l’ascension très rapide dans l’appareil d’État de personnalités comme Cham Prasidh, conseiller économique de Hun Sen, ou Sok An, conseiller très écouté pour les questions de politique étrangère, tous deux d’origine chinoise.

Quelques Chinois semblent même avoir joué un rôle capital sur le plan économique dès les premières années du régime, en particulier un certain Hap, qui avait apporté, pendant la guerre civile, son soutien à Say Phouthang, Cambodgien d’ethnie thaï devenu, dès 1979, le n° 5 du Bureau politique du Parti populaire révolutionnaire du Kampuchea. Cet “homme d’affaires” chinois aurait, selon certaines sources, bénéficié, jusqu’en 1985, du monopole de la contrebande avec la Thaïlande et Singapour.

Un autre membre de la communauté, Triv, aurait de son côté obtenu en 1991 le monopole de l’exportation des 6 produits dont l’État avait interdit officiellement la vente (riz, maïs, tabac, haricots, soja et caoutchouc), en contrepartie d’un versement à l’État de 50% des bénéfices. Il aurait également pris en location, à la même époque, toutes les entreprises de tabac du pays. Ces exemples demeurent néanmoins exceptionnels sous la République populaire du Kampuchea.

À un niveau plus modeste, de nombreux petits commerçants chinois étaient alors installés sur les marchés, niant cependant toute origine chinoise. Leur présence demeurait très discrète.

Avec le temps et la diminution progressive de l’influence vietnamienne directe sur les affaires du Parti et de l’État, les instructions concernant la communauté chinoise furent de moins en moins respectées. De plus en plus de Cambodgiens d’origine chinoise accédèrent à la fonction publique et leur présence dans l’administration était banalisée dès la fin des années 80. L’affichage en caractères chinois n’était alors pas autorisé et rien ne permettait au profane de distinguer les Chinois des Cambodgiens ou des Vietnamiens. Cependant, quoique l’enseignement du chinois fût officiellement interdit, la plupart des familles d’origine chinoise conservèrent l’usage de leur dialecte d’origine dans les relations familiales et mirent un point d’honneur à enseigner celui-ci, voire le mandarin dans beaucoup de cas, aux enfants. Maintenue ainsi en veilleuse, cette sinité de la communauté cambodgienne d’origine chinoise ne demandait qu’à renaître lorsque l’occasion s’en présenterait. Tel fut le cas avec les dernières années du régime installé par les Vietnamiens et avec l’installation de la tutelle des Nations Unies sur le Cambodge en 1992. Dans le courant de l’année 1991, alors que les négociations entre les différentes factions cambodgiennes s’acheminaient lentement vers un accord et que se détériorait la situation économique du Cambodge, la communauté chinoise commença à afficher ouvertement sa présence.

Depuis le départ des troupes vietnamiennes en septembre 1989, les “grandes familles” chinoises avaient repris un contrôle très large de l’économie cambodgienne et étaient devenues incontournables pour le gouvernement de l’État du Cambodge.

Mais ce n’est qu’en 1991 qu’apparurent les premières enseignes chinoises sur les restaurants et autres commerces de Phnom-Penh. L’arrivée massive d’hommes d’affaires chinois de Singapour, de Thaïlande, de Malaisie ou de Hong Kong favorisa l’usage du mandarin ou de dialectes chinois que l’on commença à entendre dans les lieux publics de la capitale cambodgienne.

Des relations commerciales se développèrent également avec Taïwan et la République populaire de Chine, donnant à la communauté chinoise du Cambodge un rôle d’intermédiaire essentiel avec ces partenaires commerciaux et investisseurs chinois.

Lors du remaniement ministériel de fin 1994, Cham Prasidh fut d’ailleurs nommé ministre du Commerce, ce qui ne pouvait que favoriser le développement de ces relations. Selon les estimations données officieusement par certains responsables de la communauté chinoise d’affaires du Cambodge, celle-ci contrôlerait aujourd’hui environ 80% de l’activité économique du pays.

Sur le plan culturel, des écoles privées chinoises apparurent à leur tour sous l’APRONUC, se substituant aux écoles cambodgiennes, qui fonctionnaient dans le dénuement le plus complet. Les écoles chinoises accueilleraient aujourd’hui plus de 15000 élèves pour une communauté chinoise estimée à 80000 personnes, auxquels s’ajouteraient plus d’un million de Sino-khmers (Pho Pheng 1995, 20).

En 1994, une première librairie chinoise ouvrit ses portes sur le boulevard Monivong et offrit des publications en langue chinoise venues essentiellement de Chine.

Deux quotidiens en langue chinoise virent également le jour en 1995, le Huashang Ribao, édité par Mme Pung Peng Cheng, ancien ministre de la Santé du prince Sihanouk et ancien député à l’Assemblée nationale, et le Yazhou Ribao, édité à Bangkok. Ces deux publications marquaient le retour officiel, sur la scène politique et économique cambodgienne, de la communauté chinoise.

La communauté commença par ailleurs à se structurer à travers une “Association sino-khmère du Cambodge” qui ambitionne de régir l’ensemble des activités des Chinois du Cambodge et leurs relations dans tous les domaines avec le pouvoir en place. La situation économique difficile du Cambodge depuis les élections de 1993, le besoin pressant d’investissements étrangers et de capitaux frais laissent présager un développement continu de l’influence de la communauté chinoise du Cambodge sur l’économie et la politique nationales.

Aucun gouvernement cambodgien ne pourrait aujourd’hui se permettre un conflit avec cette communauté sans déclencher une grave crise économique qui pourrait mettre en péril une fragile paix civile. La reconstruction nationale ne peut être entreprise sans la participation active des Chinois qui demeurent la communauté la plus entreprenante et la mieux structurée du pays.

Texte écrit en 2000 par Lionel Vairon pour le compte de l’Ecole Française d’Extrême Orient (cc).


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