Le temps passe, mais le cycle du riz reste le même pour Nget Srey et les autres agriculteurs de ce village isolé de la province côtière de Preah Sihanouk. Du moins, c’était le cas jusqu’à il y a deux ans, lorsque l’eau salée a commencé à se déverser par-dessus le barrage bloquant les affluents marins voisins et inondant leurs rizières.
L’année dernière, le paddy de Nget Srey était quasiment prêt à être récolté lorsque son champ de deux hectares et demi a été inondé par l’eau de mer, décimant ses cultures, réduisant sa principale source de revenus et, craint-elle désormais, détruisant son mode de vie.
« Mon riz était vraiment bon à ce moment-là et l’eau salée s’est déversée et il a disparu. Il en a été de même pour les rizières des autres voisins », raconte cette agricultrice de 58 ans du village de Champou Khmao, dans le district de Prey Nob.
« Maintenant, je suis vraiment inquiète, car je ne peux plus pratiquer l’agriculture, l’année dernière, il y a eu trois inondations. Cela n’était jamais arrivé ».
Nget Srey et ses voisins, comme les agriculteurs côtiers du monde entier, ressentent les effets de l’intrusion d’eau salée, un phénomène au cours duquel l’eau de mer s’infiltre dans les sources d’eau douce telles que les nappes phréatiques, les rivières et les aquifères.
Et ce phénomène est accéléré par la combinaison du développement et du changement climatique.
Alors que les rapports prévoyant les effets du changement climatique au Cambodge prédisaient que l’intrusion d’eau salée menacerait l’agriculture côtière, le responsable du gouvernement en matière de réchauffement climatique avance qu’il n’est pas certain de l’ampleur du problème pour les agriculteurs le long des 450 kilomètres de côte qui s’étendent de Kep à Koh Kong.
Hak Mao, directeur du département du changement climatique du ministère de l’Environnement, déclare à propos de ce phénomème :
« Il n’y a pas de données révélant une intrusion d’eau salée, mais il pourrait y avoir certaines zones affectées et nous devons mener des études supplémentaires »
Lors d’un voyage dans les communautés côtières au début du mois, une demi-douzaine d’agriculteurs ont confirmé que cela les affectait. Et comme les terres agricoles deviennent de plus en plus salines, certains d'entre eux abandonnent complètement la culture du riz, ce qui les prive d’une source de nourriture fiable et d’une bouée de sauvetage financière.
Assise devant sa maison dans la commune de Tuol Tortoeung, Nget Srey, mère de six enfants, confie qu’elle n’a pu cultiver que 20 % de son rendement normal en riz paddy la saison dernière, ce qui suffisait à peine à nourrir sa propre famille pour l’année.
« Si le riz est bon, je peux produire environ 10 tonnes par an. Mais l’année dernière, je n’ai pu récolter que deux tonnes », a-t-elle déclaré à VOA Khmer lors d’une récente interview, ajoutant qu’en général, elle est en mesure de vendre environ 10 millions de riels, soit 2 500 dollars, de riz.
Agricultrice depuis 20 ans, elle a également loué une parcelle de terre agricole en 2020, en promettant de payer au propriétaire une tonne de riz au moment de la récolte. L’eau de mer a anéanti ces projets et le propriétaire a vendu le terrain à une autre personne qui l’utilise désormais pour élever des crevettes.
Nget Srey possède toujours ses deux hectares et demi, et elle y cultive toujours du riz. Mais elle se sent vulnérable. « Je suis toujours inquiète de voir l’eau salée se répandre à nouveau, car la digue du barrage est toujours basse », dit-elle. « Si l’eau de mer se déverse du barrage pendant un ou deux jours, elle inondera la rizière ».
À quelques pas de la maison de Nget Srey se trouve Sorn Touch, un autre riziculteur qui explique que l’eau salée a inondé ses trois hectares de rizière à la fin de l’année dernière, ce qui lui a coûté environ 1 000 dollars.
« Je vis ici depuis plus de 30 ans, et il n’y a jamais eu autant d’eau », déclare ce sexagénaire. Normalement, dit-il, l’eau monte d’octobre à décembre, mais cela devient moins prévisible — et plus difficile pour les digues de la retenir.
« L’eau salée pénètre facilement dans nos terres via ces digues qui devraient être plus hautes pour empêcher l’eau de mer de pénétrer dans les champs à la fin de l’année »
Les conditions rendent l’agriculture précaire, mais Touch ne voit guère de choix. « Il est difficile de faire de l’agriculture ici, mais nous avons des rizières ici, donc nous devons vivre de l’agriculture en permanence », dit-il.
Comme Nget Srey, Touch et sa femme, Sem Rem, 54 ans, ont également loué des terres à proximité pour cultiver du riz pour la consommation et la vente. Mais elle a complètement perdu sa récolte l’année dernière, ce qui lui a coûté environ 1 500 dollars.
« L’année dernière, je n’ai même pas pu récolter une seule graine. La terre n’est pas bonne, car elle est encore saline. C’était une destruction totale », raconte Sem Rem, mère de cinq enfants. « Cette année, je ne vais pas cultiver sur les terres louées, car j’ai peur de perdre la récolte à nouveau ».
Si l’intrusion d’eau salée peut être causée par un certain nombre de facteurs d’origine humaine — du changement climatique à la déforestation et au dragage des rivières — l’augmentation du niveau de la mer demeure un facteur majeur.
Au Cambodge, le niveau de la mer pourrait augmenter de plus d’un demi-mètre d’ici 2090 selon les pires scénarios climatiques, ce qui inonderait quelque 25 000 hectares, augmenterait considérablement la vulnérabilité aux tempêtes et aurait un impact négatif sur le tourisme côtier, indique le plan stratégique sur le changement climatique du Cambodge, un document gouvernemental publié en 2013.
Dans la commune de Treuy Koh, province de Kampot, Deu Bern, agricultrice de 40 ans, affirme que l’eau salée a détruit des parcelles de rizières l’année dernière — dont un demi-hectare de son propre paddy.
« Maintenant, les gens d'ici ont cessé de cultiver du riz. Il n’y a plus que moi qui le fasse, certains ont déjà vendu leur terre », confie cette mère de deux filles de 17 et 14 ans.
« Lorsque l’eau salée se déverse dans la rizière, le sol prend une couleur rouge, dépérit et devient salin », explique-t-elle, ajoutant que les villageois ne peuvent pas faire pousser de riz à moins de pomper de l’eau douce dans le champ pour nettoyer le sol.
Selon le rapport de 2013, dans les décennies à venir, les zones côtières et les plaines centrales, devraient devenir de plus en plus vulnérables aux inondations, affectant l’agriculture, la pêche, le tourisme, la navigation et d’autres industries.
Hak Mao, du ministère de l’Environnement, indique que le niveau de la mer pourrait augmenter d’un ou deux mètres d’ici 2100, selon certains scénarios, ce qui ne ferait qu’aggraver la situation.
Il déclare que le gouvernement cambodgien a « bien agi » pour atténuer les effets du changement climatique, expliquant que la situation pourrait être bien pire.
Il reconnait toutefois que le Cambodge reste extrêmement vulnérable au changement climatique, en raison de facteurs tels que sa dépendance à l’égard de l’agriculture, ses limites financières et la faiblesse de ses infrastructures.
« Nous observons que la province de Preah Sihanoukville est la plus gravement touchée par le changement climatique. Mais à long terme, si le niveau de la mer augmente comme prévu, la province de Koh Kong sera plus vulnérable aux inondations », dit-il.
Mais Hang Sophea, un agriculteur de 38 ans du district de Mondol Seima, dans la province de Koh Kong, a le sentiment que l’on pourrait faire davantage pour lutter contre l’intrusion d’eau salée, notant que les digues de barrage dans la région sont petites et souvent brisées.
« Je ne sais pas à qui je dois demander de l’aide. Mais je souhaite que les autorités réparent les digues et les construisent plus hautes », dit-elle.
Cette mère de deux enfants, qui est enceinte de huit mois, fait une pause dans l’exploitation de ses trois hectares de terres basses, car elle est sur le point d’accoucher et son mari est occupé à d’autres cultures.
Mais elle craint que dans les années à venir, ce soit l’eau de mer qui empêche sa famille d’avoir une récolte annuelle de riz. « Je suis toujours inquiète de voir l’eau salée envahir la rizière, dit-elle, mais je dois faire de la riziculture puisque j’ai la terre et que j’ai besoin de riz pour me nourrir et pour nourrir les poulets. »
Sans riz pour nourrir les poulets et les canards qu’elle élève, « nous ne pouvons pas avoir d’économies. Nous vivons juste au jour le jour », confie-t-elle.
Le voisin de Sophea, Ho Sophal, 58 ans, riziculteur et enseignant en école primaire, impute les inondations en partie à la destruction des forêts voisines. « L’eau de mer monte chaque année dans la zone autour de l’affluent de la mer », dit-il, ajoutant que les digues ne sont pas assez hautes pour la retenir, « ce qui m’inquiète ».
Sophal croit aux avertissements des scientifiques selon lesquels la montée de la mer finira par inonder les zones plus basses le long du littoral, ce qu’il impute au réchauffement climatique causé par l’action humaine.
Et il craint que les rizières ne soient pas les seules à être détruites dans sa communauté côtière.
« Il est toujours risqué de vivre à proximité de l’eau salée », a-t-il déclaré. « Je crains qu’une forte augmentation de l’eau de mer n’emporte les maisons des villageois à l’avenir ».
Sun Narin & Lors Liblib avec l’aimable autorisation de VOA Khmer
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