« L’image des jeunes filles écoutant religieusement leurs aînées réciter le Cbap Srey est pure fiction.Le Cbap Srey est également enseigné à l’école, ou l’était il y a peu encore, comme texte littéraire et non pas dans le but d’endoctriner et de préparer à l’esclavage domestique les jeunes filles khmères »
Depuis le début des années 90, la société cambodgienne contemporaine a été ratissée au peigne fin d’une vision humanitaire sans concession. Il en a résulté une très abondante littérature où la condition féminine occupe évidemment une place de choix et où y sont dénoncées pêle-mêle toutes les contraintes sociales et économiques qui briment la femme cambodgienne tels que l’absence d’éducation scolaire, la violence domestique, le trafic humain etc. Au terme du jeu de massacre, il ne reste plus grand-chose de positif au tableau.
Histoire et culture
Même si l’on faisait sien un diagnostic aussi brutal, le recours à une explication de type historique serait tout à fait concevable et salutaire. Sans tomber dans les sempiternelles explications par le passé, on peut difficilement s’attendre à mieux dans un pays soumis à plus de 20 ans de guerre civile. Eh bien, écartant d’emblée ce registre historique, nos auteurs se sont attachés à créer une catégorie bien plus séduisante : la malédiction de la condition féminine au Cambodge.
Au hasard de petites lectures, très représentatives, du Rapport Annuel sur le Développement Humain du PNUD ou du Programme contre la Violence Domestique (PADV) ou encore de Soutien Légal aux Femmes et aux Enfants (LSWC) :
« L’égalité des sexes n’est pas partie intégrante de la culture cambodgienne en ce que les hommes et les femmes perpétuent des idéaux sexistes qui sont renforcés par des principes bouddhiques et des codes khmers de conduite morale ; et le bas statut des femmes et des filles khmères est enraciné dans des valeurs culturelles et des coutumes »
ou encore : « Des notions traditionnelles concernant les rôles attribués aux sexes contribuent aussi à la violence domestique. Familles, maris, ainsi que les autres femmes expliquent à la femme cambodgienne qu’un comportement adéquat, comme faire de la bonne cuisine, bien nettoyer la maison, parler avec douceur et obéir à son époux, préviendra un comportement violent ». Autrement dit les problèmes liés à la condition féminine cambodgienne ont des causes culturelles. Dans ces conditions, les enjeux sont de taille…
La preuve par le texte
Comment a-t-on réussi ce joli tour de passe-passe qui consiste à faire de la condition féminine au Cambodge la conséquence de la culture même du pays ? La réponse nous vient du PADV : « Un célèbre poème cambodgien intitulé Cbap Srey, enseigné dans beaucoup d’écoles, fixe les tâches de la bonne épouse cambodgienne » ou encore sous la plume du traducteur du PADV qui va beaucoup plus loin : « Dans mon esprit, il s’agit [le cbap srey] d’un des obstacles majeurs dans le combat contre la violence générée par les rapports entre les sexes ». La source de tous les maux se trouverait donc dans ce petit texte de quelques pages. De quoi s’agit-il en réalité ?
Le Cbap désigne un code de conduite souvent versifié pour en faciliter l’assimilation. C’est un genre qui apparaît à partir du 15e siècle et qui va être utilisé dans le cadre des enseignements de pagode. Le sens premier de Cbap est « loi », mais est pris ici dans un sens figuré ; il n’est donc guère surprenant que le registre de langue utilisé dans ces textes soit de type injonctif et qu’abondent les formules du genre « tu dois, il faut… ». Le Cbap Srey désigne donc un code de conduite destiné aux femmes. Jusque-là rien de très choquant. En fait, ce qui a rempli d’effroi nos ethnologues amateurs, ce sont des formules du style :
« Ne vas pas cafarder à tes parents quoi que ce soit de négatif concernant ton mari ou cela risque d’embraser le village ».
ou « Ne tourne jamais le dos à ton mari quand il dort ou ne lui touche jamais la tête sans t’incliner auparavant devant lui » ou encore « sois patiente, mets à l’épreuve ta patience, ne réponds jamais à sa colère excessive ». On imagine l’étendue du désastre quand on prend conscience, grâce au PADV, que le Cbap Srey « exerce une influence depuis des siècles ». L’horreur atteint les sommets avec la formule :
« Les hommes sont semblables à l’or, les femmes à un drap ».
Qu’aucun de nos analystes ne manquera « d’extraire » du texte ; ce qui est en fait un bel exemple d’erreur errante, car il s’agit, à l’origine, d’un proverbe khmer et non pas d’un extrait de la plupart des versions du Cbap Srey. On peut sentir le complot machiste à plein nez quand on apprend que le texte est même enseigné dans les écoles khmères.
Littérature et réalité
À un moment donné, il importe d’en finir avec les sacro-saintes incantations et d’ouvrir un peu les yeux sur la réalité cambodgienne. Le Cbap Srey ne peut pas avoir été enseigné depuis des siècles, car, dans sa forme actuelle, il a été édité par le Dr Men mai. Une des versions les plus souvent citées a été publiée en 1959 et n’est pas une création ex nihilo, elle provient de la confluence de plusieurs sources : proverbes, fragments, petits textes, etc. Il faut ainsi mentionner l’influence de l’œuvre du poète Kram Ngoy (1865-1936) et ses fameuses recommandations pour les hommes et les femmes.
Kram Ngoy est à l’origine un barde qui chantait en vers tous les problèmes de son temps : la misère et ses causes, l’endettement, l’ignorance et les rapports avec les étrangers, dont les Chinois. Si la qualité de ses vers et la limpidité de sa langue, accessible à tous, lui avaient très vite valu une grande popularité au Cambodge et jusqu’en Thaïlande, ainsi qu’une reconnaissance du roi Sisovath, sa postérité sera assurée par Suzanne Karpelès (une femme !) qui a scrupuleusement fait noter par écrit tous ses vers. Aujourd’hui Kram Ngoy est considéré comme un des plus grands poètes khmers modernes.
Il y a effectivement eu dans le cadre des enseignements de pagode des thèmes approchants, destinés à l’éducation des garçons, mais en aucun cas un texte unique qui se serait transmis de génération en génération.
L’image des jeunes filles écoutant religieusement leurs aînées réciter le Cbap Srey est pure fiction. Le Cbap Srey est également enseigné à l’école, ou l’était il y a peu encore, comme texte littéraire et non pas dans le but d’endoctriner et de préparer à l’esclavage domestique les jeunes filles khmères.
Dans l’organisation familiale et sociale du Cambodge, les femmes jouent un rôle d’une importance indéniable au point qu’on a souvent qualifié la société khmère de matriarcale. On s’en rend facilement compte en allant louer une maison : de longues palabres avec le propriétaire pour s’entendre répondre, au moment où on aborde la question du prix, un « je vais demander à ma femme ».
Le « rituel » précédant le mariage est aussi très révélateur ; il n’y a pas bien longtemps, le prétendant devait passer près de 9 mois dans la famille de sa future épouse où il était corvéable à merci et s’il ne convenait pas au terme de sa période probatoire, le malheureux devait porter sa flamme ailleurs. Le Reamker est aussi un exemple très parlant ; loin d’être la simple transposition khmère du Ramayana indien, l’épopée rend compte d’une société bien khmère : la vertueuse Seta, indispensable pilier social, et le volage Rama au comportement de gamin irresponsable.
Le Cbap Srey peut être vu comme un élément d’affirmation d’une patrilinéarité sur fond de terroir matrilinéaire, c’est dans ces termes que l’ethnologue Jacques Népote a analysé l’éducation traditionnelle réservée aux garçons à l’école de pagode.
« En tout état de cause, le Cbap Srey n’est en aucun cas la preuve ni la cause de l’oppression de la femme au Cambodge »
La pertinence d’une prise en compte de facteurs historiques tombe sous le sens, quand on compare l’époque actuelle à la situation qui prévalait dans les années 60. On dispose pour cette époque d’une documentation abondante, thèses universitaires, articles de journaux et témoignages, qui permettent d’analyser la condition féminine Cambodgienne autrement qu’en termes de violence domestique, d’analphabétisme et de trafic humain et par là même de replacer les choses dans leur nécessaire contexte historique. Texte et illustrations par Jean-Michel Filippi
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