L'Histoire de l'Archéologie Cambodgienne : Entre Découvertes, Colonialisme et Renaissance

Le Cambodge, berceau d'une des civilisations les plus fascinantes d'Asie du Sud-Est, est aujourd'hui mondialement reconnu pour son patrimoine archéologique exceptionnel, notamment le site d'Angkor Wat, symbole puissant de l'identité khmère. Cependant, cette richesse archéologique, fruit d'une longue histoire, a été façonnée par des siècles de recherches, d'explorations, et de défis, particulièrement marqués par la période coloniale et les troubles politiques du XXe siècle.

Des archéologues français au temple de Bakheng près de Siem Reap. Photo EFEO (colorisée 2025)

Les Premières Découvertes et Explorations Coloniales

Au milieu du XIXe siècle, alors que la péninsule indochinoise devient le théâtre d'intérêts commerciaux et militaires français, plusieurs expéditions marquantes marquent le début de la reconnaissance européenne du patrimoine cambodgien. Henri Mouhot, explorateur et naturaliste français, découvre en 1860 les ruines d'Angkor Wat, suscitant un engouement qui nourrira une vision romantique et souvent erronée de la civilisation khmère. Son récit publié post-mortem en Europe popularise ces ruines mystérieuses, insufflant un imaginaire fort dans l'esprit occidental. Parallèlement, d'autres expéditions comme celle de la Commission d'exploration du Mékong en 1866, dirigée par Francis Garnier, émettent des relevés, copies d'inscriptions anciennes, et prélèvements d'œuvres pour les musées français.

L'Institutionnalisation de l'Archéologie : L'École Française d'Extrême Orient

À la fin du XIXe siècle, l'archéologie au Cambodge connaît une formalisation majeure avec la création en 1898 d'une mission archéologique permanente en Indochine, rattachée à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, puis renommée École Française d'Extrême Orient (EFEO). Sous la direction de certains pionniers comme Louis Finot, qui alliait érudition linguistique et passion archéologique, l'EFEO devient la structure principale dédiée à la conservation, au relevé, et à la restauration des monuments khmers et chams. Ses équipes mêlent études épigraphiques, analyses architecturales, iconographiques, et fouilles systématiques. Ils développent notamment la technique de l'anastylose (restauration par remontage des pierres), importée de Java. La signature en 1907 d'un traité avec la Thaïlande permet enfin de reprendre officiellement la gestion d'Angkor, ce qui donne naissance à des efforts soutenus de sauvegarde.

Les Recherches Préhistoriques et les Premiers Résultats

Parallèlement à l’étude des civilisations historiques, l’archéologie préhistorique s’impose progressivement dans la première moitié du XXe siècle. L’attention se porte sur des sites emblématiques tels que Samrong Sen, où les travaux de Henri Mansuy révèlent et documentent une civilisation ancienne à la transition entre la préhistoire et les débuts de l’âge du bronze. D’autres chercheurs majeurs comme Madeleine Colani se consacrent aux grottes et abris sous roche d’Indochine, notamment en établissant la culture Hoabinhienne, une tradition mésolithique caractéristique. Ces fouilles contribuent au mieux à comprendre les processus de peuplement et les dynamiques culturelles qui précèdent l’apogée angkorienne.

L’Archéologie Angkorienne et son Apogée Coloniale

L’essentiel des recherches coloniales et post-coloniales se concentre sur les splendeurs de l’Empire khmer, au cœur du Parc Archéologique d’Angkor. L’EFEO consacre de nombreuses années à la cartographie, l’étude épigraphique, la datation et la restauration des temples. Figures comme Georges Coedès, Victor Goloubew et Bernard-Philippe Groslier jouent un rôle clé dans la compréhension du réseau hydraulique complexe d'Angkor, l’organisation sociale et politique de l’empire, ainsi que les raisons probables de son déclin. Les études aériennes pionnières permettent de mettre en lumière les vastes réseaux routiers et les limites territoriales à l’apogée de l’empire, en particulier sous le règne de Jayavarman VII.

Les Difficultés des Années Troublées : Guerre et Regime Khmer Rouge

Avec le déclenchement de la guerre civile cambodgienne en 1970, l’archéologie est brutalement interrompue. Le régime Khmer Rouge (1975-1978) provoque la disparition tragique des archéologues cambodgiens formés, assassine ou exile la plupart des spécialistes, et ferme les institutions. Même si Angkor est épargné des destructions par la symbolique qu'il représente pour ce régime, les années qui suivent voient un abandon total du patrimoine archéologique. Le marché international d’antiquités est alimenté clandestinement par le pillage des sites. Ce sombre épisode marque un coup d’arrêt majeur dans l’histoire de l’archéologie locale et régionale.

La Renaissance et les Nouvelles Perspectives depuis 1989

Après le retrait vietnamien et la chute du régime Khmer Rouge, la fin des années 1980 marque le début d’une lente renaissance archéologique. La collaboration internationale reprend, avec la participation active du Ministère de la Culture et des Beaux-Arts cambodgien et des institutions éducatives comme l’Université Royale des Beaux-Arts. Des projets conjoints impliquent des universitaires allemands, japonais, américains, et autres. L’utilisation intensive des technologies modernes, notamment la télédétection et l’imagerie satellite, révolutionne la recherche en révélant de nombreuses structures urbaines et sites jusqu’ici inconnus. Ces observations contribuent à réviser certains modèles anciens, comme le modèle hydraulique proposé par Groslier.

Gestion et Conservation du Patrimoine Archéologique Contemporain

Pour assurer la protection pérenne des sites, des organismes tels que l’Autorité pour la Protection du Site et l’Aménagement de la Région d’Angkor (APSARA), créée en 1995, sont devenus garants de la gestion intégrée des risques liés au tourisme, à l’urbanisme et à l’environnement. De plus, l’UNESCO et ses partenaires internationaux (notamment le fonds japonais JSA) financent et supervisent d’importants projets de conservation à Angkor Wat, Angkor Thom, et d’autres sites majeurs. Cette dynamique s’accompagne d’un engagement marqué dans la formation de jeunes archéologues cambodgiens, assurant ainsi la transmission et la poursuite des recherches dans une perspective indigène.

L’archéologie cambodgienne, riche d’une longue tradition oscillant entre découvertes spectaculaires, enjeux coloniaux et défis tragiques, connaît aujourd’hui un renouveau prometteur. La conjonction d’efforts internationaux et du renouvellement de la recherche locale ouvre de nouvelles voies pour mieux comprendre les origines et l’histoire d’une civilisation majeure. L’héritage d’Angkor Wat et des autres sites archéologiques ne se limite plus à un passé glorieux figé, mais s’inscrit dans une dynamique vivante de découverte, de préservation et d’identité culturelle.