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Interview & Davy Chou : Freddie,« une héroïne qui se réinvente, se reconstruit et se réaffirme »

Alors que le film du franco-cambodgien Davy Chou, Retour à Séoul, débarque dans les salles françaises, et séduit largement les critiques, entretien avec le réalisateur sur la genèse de ce film et ses rapports avec son personnage, son histoire et ses contradictions… « Dans les histoires d’adoption, on pourrait penser que la rencontre avec le parent biologique referme la blessure. Or, dans les récits que j’ai pu recueillir, c’est justement le début des problèmes ! »

Davy Chou, auteur du superbe Retour à Séoul
Davy Chou, auteur du superbe Retour à Séoul

Pourquoi avez-vous eu envie de raconter cette histoire ?

En 2011, je suis allé présenter mon premier long métrage documentaire, Le Sommeil d’or, au Festival International du Film de Busan, en Corée du Sud. Une amie, qui s’appelle Laure Badufle, m’a alors accompagné pour me montrer ce qu’elle appelait « son pays ».

Laure est née en Corée du Sud, et a été adoptée en France à l’âge d’un an. Elle est

retournée dans son pays de naissance pour la première fois à vingt-trois ans, et y a vécu deux ans avant de repartir en France. Mais avant de partir elle m’avait prévenue : « On ne verra pas mon père biologique coréen. ».

Leur première rencontre ne s’était pas bien passée. On s’est retrouvés à Busan, et après

deux jours de festival, elle m’a dit :

« Écoute, j’ai envoyé des messages à mon père. On se voit demain à Jinju, à une heure et demie d’ici. Tu viens avec moi ? ».

On a pris un bus, puis je me suis retrouvé à déjeuner avec son père et sa grand-mère biologiques. Cette expérience m’a remué. Dans cet échange, il y avait tout un mélange d’émotions, de la tristesse, de l’amertume, de l’incompréhension, des regrets… Il y avait même une dimension tragi-comique, car on sentait qu’ils n’arrivaient pas à se comprendre. On avait amené une traductrice et elle avait du mal à transcrire les élans de colère de mon amie, à les transposer avec la politesse réclamée par la coutume coréenne. Comme cette situation avait touché quelque chose de profond en moi, je m’étais dit qu’un jour, peut-être, je réaliserais un film là-dessus. Après la sortie de Diamond Island, mon premier long de fiction, j’ai réactivé cette idée. J’en ai parlé à Laure, et elle était partante.

« Le film explore le thème de l’adoption internationale, mais va bien au-delà. Il est question pour Freddie de se chercher. Sans cesse, elle s’émancipe des identités qu’on lui assigne. »

L’histoire de mon amie, qui par ailleurs propose aujourd’hui un accompagnement thérapeutique pour les adoptées et les adoptants, me donnait déjà cette piste. Elle a ce caractère bien trempé, imprévisible, ce qui m’inspirait. Au cours de l’écriture, je lui ai posé plein de questions parce qu’évidemment je ne suis pas né en Corée du Sud, je ne suis pas une femme, et je ne suis pas adopté. Il y avait cette distance qui m’interpellait sur ma légitimité à raconter cette histoire. Mais, à un moment, il y a eu une ouverture, je me suis aussi retrouvé dans ce projet. Je suis né en France de parents nés au Cambodge, je suis allé là-bas pour la première fois à l’âge de 25 ans. Mon rapport au pays était similaire à celui de Freddie au début du film.

J’étais loin de me douter que cet élan vers mes origines allait autant bousculer ma façon de comprendre qui je suis. La vie amène à reconfigurer les identités, les rapports au monde et à soi. L’horizon qui m’intéressait, de ma position de réalisateur français racisé, c’est cette trajectoire d’un personnage qui refuse constamment de rentrer dans une définition préétablie ou qu’on parle en son nom. Freddie passe son temps à se réinventer, se reconstruire et se réaffirmer.

C’est la thématique universelle de l’identité. Qui suis-je ? Quelle est ma place ? Où me

situer par rapport aux autres ?

À quel point Park Ji-Min, qui incarne Freddie, a pris part à la composition de son personnage ?

Je l’ai rencontrée par l’intermédiaire d’un ami, Erwan Ha Kyoon Larcher, lui-même artiste

Coréen adopté. On a discuté ensemble du film, et le personnage lui a fait penser à Park

Ji-Min, avec qui il m’a mis en contact. Elle-même est une artiste plasticienne au travail

passionnant, elle est née en Corée du Sud et est arrivée en France à huit ans. Il était clair que je voulais quelqu’un qui ait un lien avec la Corée du Sud, pas juste une actrice asiatique, ce qu’on m’avait d’abord suggéré. Pour le casting, j’ai donc rencontré pas mal de personnes d’origine coréenne qui ont vécu une adoption. Je les ai écoutées, ça a beaucoup nourri le film. Mais quand j’ai rencontré Park Ji-Min, qui n’est pas adoptée, il

y a eu comme une évidence.

Elle n’avait jamais joué la comédie, mais elle pouvait atteindre de manière intuitive et impressionnante ces zones d’émotions très extrêmes, entre ultra violence et ultra vulnérabilité, requises par le personnage de Freddie. J’avais travaillé trois ans sur le scénario et avec elle qui n’était pas comédienne professionnelle, tout à coup, je me suis trouvé face à son expérience de femme racisée ayant grandi en France.

Pendant la préparation, elle m’a poussé dans mes retranchements, elle est venue avec des questionnements, voire des critiques par rapport au scénario. Elle s’interrogeait sur le rapport du personnage à la féminité, au genre, aux hommes. Ces discussions, qui étaient parfois dures et qui ont duré plusieurs mois, m’obligeaient à me remettre en question.

Je me rendais compte que ma position de réalisateur homme avait pu me conduire à reproduire certaines formes de cliché. On est devenus proches très vite avec Ji-Min, et cette relation de confiance a été le socle grâce auquel on a pu dépasser ensemble ce moment-là.

J’ai compris qu’il fallait que je change de perspective et ça été libérateur. J’ai pris conscience que la création ne pouvait se faire que de manière collaborative, à égalité avec elle. Le personnage de Freddie est le fruit de ce travail commun.

Qu’a-t-elle permis de bousculer en termes de stéréotypes de genres ?

La nature des rapports de domination entre Freddie et les personnages masculins par exemple, et notamment avec son père coréen, est devenue plus claire. La colère de Freddie naît aussi de son besoin de renverser ce rapport de force. Par ailleurs, j’avais créé un personnage peut-être plus classique sur des questions vestimentaires, de séduction. Ce sont des choses qui ont tout de suite bloqué Ji-Min qui y voyait la reproduction d’une vision masculine.

Avec elle et la chef costumière Claire Dubien, on a donc beaucoup réfléchi à la stylisation du personnage. On a fini par penser à Furiosa dans Mad Max : Fury Road de Georges Miller. Petit à petit, c’est devenu une guerrière. Freddie ne craint pas d’exprimer sa colère, c’est ce qui lui permet souvent de s’émanciper. En résistant, en mettant le désordre, elle provoque les gens à repenser leurs conceptions. Je la vois comme une agente du chaos qui cherche la vitalité et le mouvement qui en ressortent.

Elle fonce tête baissée, elle brave sa peur, ses appréhensions. Je voulais aussi faire un pas de côté par rapport à ce qu’on attend ou imagine de la représentation des personnages féminins asiatiques dans les films. Souvent, ce sont des héroïnes délicates, dont on irait filmer l’intériorité. Là, on a un personnage qui explose, qui ne fait pas plaisir, qui gratte.

Le récit se déroule sur huit ans. Pourquoi avez-vous choisi de suivre ce personnage sur un temps long ?

J’ai toujours été touché par ces films qui nous font traverser des existences entières. Dans les trois parties du film, on accompagne à chaque fois Freddie à un moment précis de sa vie. Ces couches successives d’existence amènent sa profondeur au personnage. Je me pose en résistance contre cette idée un peu facile de la réconciliation avec soi comme finalité. Sur la question de l’identité, de l’intégration, on rencontre beaucoup ce schéma fictionnel prémâché : en un coup de baguette magique, les personnages finissent en paix avec eux-mêmes.

« Dans les histoires d’adoption, on pourrait penser que la rencontre avec le parent biologique referme la blessure. Or, dans les récits que j’ai pu recueillir, c’est justement le début des problèmes ! »

Si je regarde mes précédents films, cette idée du temps nécessaire pour trouver la bonne distance a toujours été déterminante, et cela a à voir je crois avec mon histoire personnelle. Dans mon documentaire Le Sommeil d’or, je revenais sur l’âge d’or du cinéma cambodgien des années 1960, alors que mon grand-père, que je n’ai jamais connu, était producteur de cinéma au Cambodge.

Il y avait déjà cette schizophrénie entre un passé très riche et une ignorance totale de celui-ci. Et dans Diamond Island, je filmais des jeunes d’aujourd’hui qui rêvent de modernisation, mais font comme si le génocide n’avait pas existé. Peut-être qu’inconsciemment je me suis retrouvé dans cette question de la juste distance que Freddie doit trouver avec sa propre histoire.

L’incommunicabilité entre les personnages se dénoue souvent par la musique. Qu’est-ce qui s’exprime à travers elle ?

Les différentes langues, le français, le coréen et l’anglais se succèdent et tournoient ensemble, ce qui raconte déjà cette impossibilité de vraiment pouvoir exprimer les choses. Il y a comme une perte dans la traduction. La musique vient pallier quelque chose d’empêché par le langage. Dans la scène où elle danse, il fallait que Freddie se libère, qu’elle se dégage de toutes ses émotions négatives pour en faire une sorte de brasier ardent. À ce moment-là, elle se sent acculée, tout le monde veut l’assigner à une identité coréenne.

Elle s’impose donc avec une joie pure, une force d’affirmation très intense qu’elle jette à la face du monde, comme une provocation. Dans un autre moment du film, le père biologique de Freddie, interprété par le génial Oh Kwang-Rok qui a souvent joué chez Park Chan-Wook, lui fait écouter un morceau sur son téléphone. On sent dans la première partie qu’il a une incapacité totale à communiquer, qu’il est extrêmement maladroit. Freddie, à tort ou à raison, s’énerve, manifeste sa colère par rapport à sa façon de vomir son chagrin sur elle. Quand il lui fait écouter cette musique, c’est comme s’il exprimait tout ce qu’il n’avait pas réussi à lui dire.

« La musique, c’est dans le film ce lieu de contact où deux personnes séparées par une histoire violente et irréconciliable parviennent, le temps d’une minute, à se voir, à se rencontrer, à se comprendre. »

Séoul évolue en même temps que l’héroïne. Au début du film, l’espace est comme indéfini, avec une faible profondeur de champ. Au fur et à mesure, le cadre s’élargit et Freddie s’approprie et remodèle la ville. Au départ, j’étais excité de prendre le contre-pied de ce qu’on attend d’un film de voyage, avec beaucoup d’extérieurs. Je me disais que je voulais faire un film d’intérieur.

C’est aussi dû à mon expérience, à Séoul on passe beaucoup de temps dans les bars, dans les restos. Je pense que cette évolution traduit la trajectoire intérieure du personnage qui se confronte à elle-même et à son passé. Freddie est un peu vorace, elle absorbe les énergies humaines autour d’elle, elle transforme les figurants en personnages quand elle veut. Ce côté démiurge, sur-volontariste, vient peut-être de sa peur.

Sa façon de réagir, c’est de devenir maîtresse de son environnement, elle le brutalise. Dans la deuxième partie du film, c’est comme si elle jaugeait entre les extrêmes : elle habite tout en haut d’un immeuble où elle a une vue surplombante sur la ville, et on la suit en même temps dans les sous-sols, avec tout ce que la nuit séoulite compte de figures underground.

Dans la troisième partie, elle paraît plus sereine, même si comme elle le dit cette sérénité pourrait disparaître en un claquement de doigts. Les choses sont toujours instables, irrésolues, en transformation, c’est ce qui m’intéresse et ce que le personnage nous apprend.

Avec Les Films du Losange

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