Le changement climatique, la pêche illégale et non durable et les barrages hydroélectriques sur les cours d’eau qui alimentent le Tonlé Sap menacent les moyens de subsistance de plus d’un million de Cambodgiens.
Sarun Nong, un pêcheur de Koh Krabey, une petite île du lac Tonlé Sap au Cambodge, jette un autre coup d’œil au filet de pêche qui se trouve devant lui. Il ne contient que des petits poissons, et en trop petit nombre pour joindre les deux bouts.
« En tout, il y a peut-être 3 ou 4 kilos. Je reçois 1 000 riels (0,25 USD) par kilo, donc je n’ai pas gagné plus de 4 000 riels (1 USD) la nuit dernière », dit-il.
Pour les pêcheurs comme Sarun, qui dépendent du lac Tonlé Sap pour leur subsistance, cette saison des pluies a été une déception quasi quotidienne. Tout comme l’année dernière et l’année précédente, les niveaux d’eau du lac étaient beaucoup plus bas qu’ils n’auraient dû l’être au plus fort de la saison des pluies, en octobre.
Pour les pêcheurs, les faibles niveaux d’eau signifient moins de poissons migrant vers leur section du lac et plus de difficultés à faire pousser les cultures, qui dépendent des nutriments des eaux de crue.
« Nous avons des dépenses pour le filet de pêche et le bateau. Si ça continue comme ça, nous ne ferons que perdre plus d’argent », explique Sarun, tandis que ses enfants prennent quelques poissons dans le filet.
À chaque saison des pluies, le débit du Tonlé Sap s’inverse. Les pluies de mousson augmentent le débit du Mékong, le plus long fleuve d’Asie du Sud-Est, qui traverse la Chine, le Myanmar, la Thaïlande, le Laos et le Cambodge, où il rencontre le lac. Au lieu de se jeter dans la mer, le Tonlé Sap change de cours à la saison des pluies.
Le lac fonctionne alors comme un bassin massif pour le Mékong, s’étendant jusqu’à six ou sept fois son étendue en saison sèche, inondant terres agricoles et forêts.
Grâce à ce processus, les terres agricoles sont fertilisées et irriguées, tandis que les forêts inondées constituent des lieux de reproduction idéaux pour les poissons qui migrent massivement du Mékong vers le lac. À la fin de la saison des pluies, à la mi-novembre, le fleuve Tonlé Sap inverse à nouveau son cours et les eaux de crue se déversent dans le delta du Mékong au Viêt Nam, puis dans la mer de Chine méridionale.
Mais cette année, une grande partie des terres sont restées sèches. « Nous avons connu la même situation l’année dernière. Dans le passé, les terres étaient toujours inondées. C’est très sain pour le sol si l’eau recouvre la terre », explique Yin Sela, un agriculteur qui vit au bord du lac, à quelques kilomètres de la ville de Kampong Chhnang.
Le changement climatique et les barrages en amont menacent le Tonlé Sap
Le changement climatique, qui provoque de plus longues périodes de sécheresse en raison de l’évaporation rapide et de la perturbation des schémas d’irrigation, est à l’origine des problèmes du Tonlé Sap. Selon Brian Eyler, de l’institut de recherche américain Stimson Center, les précipitations des trois dernières années dans la région du Mékong, notamment celles qui surviennent normalement pendant la saison humide, ont été « anormalement faibles ».
Une autre menace provient des barrages hydroélectriques. Il en existe plus de 100 sur le Mékong et ses affluents, qui bloquent l’eau qui, autrement, s’écoulerait en aval.
« Nous avons appris que 2020 a été l’année du plus faible débit pour le Mékong sur une période de 110 ans de collecte de données. L’année 2021 semble être une répétition de ce qui s’est passé l’année dernière », explique M. Eyler.
Om Savath, directeur exécutif de la Fisheries Action Coalition Team, une coalition cambodgienne d’ONG travaillant sur les questions de pêche et d’environnement autour du lac Tonlé Sap, pointe des causes similaires :
« La saison des pluies et la saison humide ont changé en raison du changement climatique, ce qui fait baisser le niveau de l’eau. Et les barrages hydroélectriques en amont bloquent beaucoup d’eau. »
Selon le Stimson Center, il existe plus de 100 barrages hydroélectriques sur le cours principal du Mékong et ses affluents, principalement au Laos et en Chine. La Chine en possède 11 actifs sur le cours supérieur du Mékong, où il est connu sous le nom de Lancang.
Il y a deux barrages opérationnels sur le Mékong au Laos, en amont du Cambodge, et sept autres à différents stades de planification et de développement, la plupart avec au moins une participation des entreprises chinoises dans le développement ou la construction.
Paysans et pêcheurs laissés en plan
Au bord du lac, des zones de terre et de forêt qui devraient être sous l’eau étaient encore sèches à la mi-octobre. Chaque jour qui passe, les agriculteurs et les pêcheurs perdent l’espoir que cela change cette année.
À Trodouk, un village situé sur une île du Tonlé Sap, le chef du village, Yim Samol, s’est entretenu avec The Third Pole. Dans une saison des pluies normale, sa maison et les autres maisons de Trodouk, toutes construites sur de hauts pilotis, seraient entourées d’eau. Mais cette année, le sol est encore praticable.
« Avant 2015, l’eau montait toujours. Il était impossible de s’asseoir en dessous de la maison. Mais maintenant, l’eau est de plus en plus basse », explique Yim. La forêt près du village n’est plus inondée, ce qui signifie qu’un lieu de reproduction pour les poissons a été perdu.
« Et il n’y a pas que les poissons qui disparaissent, il y a aussi moins d’espèces sauvages. Nous avions toujours de grands oiseaux qui volaient autour de nous, mais ils ne viennent plus ici », dit Yim.
Outre la modification des niveaux d’eau, les barrages hydroélectriques en amont ont affecté l’écologie du système du Mékong. Selon la Commission du Mékong, seuls 16 % des sédiments qui se déposent dans le bassin, une facette importante de l’écologie globale du fleuve, proviennent désormais de Chine, contre 55 % historiquement.
« Les pêcheries du Tonlé Sap seront brisées et la sécurité alimentaire du Cambodge aussi », déclare Eyler.
« Le régime alimentaire traditionnel des Khmers repose sur les pêcheries d’eau douce du Mékong, qui représentent jusqu’à 70 % de leur apport en protéines animales. Une rupture du Tonlé Sap risque de frapper les portefeuilles et les estomacs d’une grande partie de la population cambodgienne. »
La Commission du Mékong a averti en 2018 que le développement de l’hydroélectricité pourrait entraîner une diminution de 40 à 80 % de la biomasse des stocks de poissons d’ici 2040.
La collaboration au cœur des solutions
En 2020, pour répondre aux préoccupations du public sur l’avenir du Mékong, le Cambodge a publié un moratoire de 10 ans sur la construction de barrages sur le cours principal du Mékong, mettant essentiellement de côté les projets de Stung Treng et de Sambor jusqu’en 2030.
Récemment, ces projets ont été définitivement suspendus lorsque le gouvernement a annoncé qu’il s’abstiendrait de tout nouveau projet hydroélectrique sur le cours principal du fleuve.
Mais les problèmes du lac Tonlé Sap commencent plus en amont :
« Les barrages qui ont déjà été construits doivent être exploités pour rétablir plus qu’un minimum de débit naturel dans le système du Mékong. Il est possible, même si ce n’est pas idéal et que ce n’est pas bon marché, de mettre au point cette solution », explique M. Eyler, en faisant référence à l’exploitation des barrages pour imiter le débit naturel.
« Les barrages de la Chine ne feront probablement jamais partie de cette solution, et il appartiendra donc aux pays en aval de collaborer. »
Om Savath appelle le gouvernement à s’attaquer au changement climatique pour aider à protéger les forêts inondées et faire en sorte que les poissons puissent toujours atteindre leurs lieux de reproduction naturels.
« Un autre élément important est le renforcement des patrouilles pour mettre fin à la pêche illégale. Si nous pouvons mettre fin aux activités de pêche illégale, cela aidera les poissons à se développer »
À Trodouk, Yim Samol pense que l’agriculture sera l’avenir pour ses villageois. Mais seulement si les agriculteurs sont sûrs d’obtenir un prix équitable pour leurs produits. Par exemple, l’agriculteur Yin Sela a expliqué à The Third Pole qu’il ne reçoit pour l’instant que 200 riels (0,05 USD) pour un kilo d’aubergines. « Si les dépenses sont faibles, nous pouvons avoir une récolte rentable ici », explique Yim. « Mais si ça continue comme ça, de plus en plus de gens vont partir parce qu’ils ne peuvent plus gagner assez d’argent dans le village ».
« Si vous n'avez plus d’eau, vous n'aurez plus de poissons », conclut Yim.
Ate Hoekstra et Yon Sineat
Avec l’aimable autorisation de The Third Pole
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