Culture & Tradition : Teanh Proat, la corde qui unit dieux, démons et avenir cambodgien
- La Rédaction
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Sous la chaleur écrasante du Nouvel An khmer, à la mi-avril, Krang Thnung s’embrase de vie. Autour d’une corde épaisse faite de peau de buffle, deux groupes s’affrontent : hommes et femmes de 25 à 60 ans, prêts à en découdre.

Les femmes, plus nombreuses, rééquilibrent le tirage dans une tradition aussi ancienne que le village. Trois fois, le cri « Heouy ! » monte, rugissement rituel destiné à repousser les esprits néfastes.
Quand le signal est donné, le sol vibre. Les poings se crispent, les corps ploient, la poussière et la sueur se confondent. L’équipe victorieuse tire ses adversaires au-delà de la ligne de terre battue, sous les éclats de rire, les paris farfelus et les défis amusés : portées à dos d’âne, éclaboussades de boue, tapes rieuses. À la fin, un achar tranche la corde, symbole de renouveau et de fertilité pour la saison du riz à venir.
Du mythe à l’UNESCO
Le Teanh Proat, « tir à la corde » cambodgien, dépasse le simple jeu. Ce rite renvoie à l’ancien mythe hindou du barattage de la mer de lait, où dieux et démons se disputent l’amrita, l’élixir d’immortalité, en tirant le serpent cosmique nāga. Au XIIe siècle déjà, cette scène ornait les bas-reliefs d’Angkor Wat et les portes d’Angkor Thom, édifiées par Jayavarman VII pour restaurer un royaume meurtri par les invasions. Aujourd’hui encore, ce jeu collectif, célébré au Nouvel An et lors des semailles, exprime la quête d’équilibre, de fertilité et d’harmonie.
Le 2 décembre 2015, l’UNESCO a inscrit cette pratique sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel à Windhoek, saluant sa valeur sociale et communautaire. À cette occasion, Samdech Techo Hun Sen a rappelé la responsabilité de chacun à perpétuer ce symbole d’unité. Devenu le sixième patrimoine immatériel reconnu du pays, aux côtés du ballet apsara et du Kun Lbokator, le Teanh Proat célèbre la solidarité et la mémoire vivante d’un peuple.

Gardiens et transmissions
À Kampong Cham, Sokha, 55 ans, observe : « Autrefois, seuls les mariés jouaient, pour maintenir l’équilibre cosmique. Maintenant, les jeunes préfèrent leurs téléphones. » Elle sourit en évoquant les paris symboliques, censés attirer la fertilité au seuil de la nouvelle année. À Phnom Penh, son neveu de 22 ans confie : « Les danses TikTok ont remplacé nos jeux. Mais quand j’ai vu Angkor Wat, j’ai compris : c’est nous, les dieux et les démons, tirant ensemble. »
Face à cette fracture générationnelle, certains enseignants de la formation professionnelle (TVET) réintroduisent le Teanh Proat dans leurs cours, liant sport, histoire et cohésion sociale. Un expert du patrimoine rappelle : « Après les années sombres, ce jeu a ressoudé les communautés, comme le fit jadis Jayavarman VII. » Ces témoignages montrent un Cambodge en quête d’unité, entre modernité et mémoire.
Défis et renaissance
La modernisation menace cette tradition : le coût du matériel augmente, les jeunes désertent les villages, les écrans accaparent l’attention. Dix ans après sa reconnaissance par l’UNESCO, le Teanh Proat fait figure de test : survivra-t-il à la révolution numérique ?
Pour beaucoup, sa vigueur témoigne encore de la force du pays – une force née de l’effort collectif, du désordre créatif, de la résilience. Participer à une partie, c’est renouer avec une mémoire commune. Tendre la corde, c’est unir passé et avenir dans un seul élan : celui d’un peuple qui, ensemble, tire vers la prospérité.



