Cambodge & Histoire : Louis Delaporte, le visionnaire qui amena Angkor à Paris
- Christophe Gargiulo
- 23 juil.
- 5 min de lecture
Dans les annales de l'exploration du XIXe siècle, peu de personnages sont aussi audacieux et paradoxaux que Louis Delaporte. Officier de marine, artiste, explorateur et surtout fervent défenseur de l'art khmer ancien, Delaporte a laissé une empreinte qui traverse les âges, à l'image des bas-reliefs qu'il a dessinés sous le soleil cambodgien.
Son obsession pour les ruines d'Angkor a non seulement transformé sa propre vie, mais a également changé la façon dont la France, et par extension l'Occident, allait percevoir les splendeurs de l'Asie du Sud-Est.
Louis Marie Joseph Delaporte est né à Loches, en France, en 1842, fils d'un avocat provincial. Son destin semblait tout tracé : une carrière militaire dans la marine. Entré à l'École navale de Brest en 1858, Delaporte a toutefois été victime du mal de mer et d'une grande agitation, deux traits de caractère qui l'ont finalement poussé vers des horizons plus insolites.
Le tournant a eu lieu en 1866, lorsque Delaporte, déjà reconnu pour ses talents de dessinateur, a été recruté pour participer à l'expédition française historique sur le Mékong, sous le commandement du capitaine Ernest Doudard de Lagrée et du lieutenant Francis Garnier. L'objectif officiel de la mission était de cartographier la navigabilité du Mékong entre Saigon et le Yunnan, en Chine, à la recherche de routes coloniales et commerciales potentielles. Mais pour Delaporte, son importance durable résidait ailleurs : dans la rencontre sublime avec Angkor Wat.

Cahier de croquis à la main, Delaporte parcourt les temples en ruines et les tours effondrées d'Angkor, capturant leur grandeur avec un mélange d'émerveillement et de révérence. Plus tard, il écrira :
« J'admirais autant la conception audacieuse et grandiose de ces monuments que l'harmonie parfaite de toutes leurs parties. L'art khmer... est resté la plus belle expression du génie humain dans cette vaste région d'Asie ».
Les illustrations de Delaporte allaient plus tard illustrer le récit de l'expédition publié par Garnier, enflammant l'imagination des Européens avec des images d'une « civilisation perdue ». L'expédition du Mékong marqua un tournant dans les milieux coloniaux, archéologiques et artistiques.
Après l'expédition et une interruption due à la guerre, la fascination de Delaporte pour les ruines d'Angkor s'intensifia jusqu'à devenir la mission de sa vie.
En 1873, soutenu par la Société de Géographie et plusieurs ministères français, il a mené une nouvelle expédition au Cambodge et au Vietnam. Ses objectifs étaient ambitieux : cartographier plus en détail le fleuve Mékong et, surtout, collecter des œuvres d'art khmères (sculptures, linteaux et reliefs) afin de les présenter en France.
Avec une petite équipe et des cadeaux officiels, Delaporte se mit en quête d'acquérir près de soixante-dix œuvres d'art khmer, ainsi que des moulages en plâtre et des croquis minutieux. Ses expéditions, marquées par des obstacles logistiques et une controverse considérable, mirent en évidence les tensions entre les objectifs scientifiques, les aspirations coloniales et le zèle personnel.

À son retour en France, le triomphe de Delaporte fut momentanément terni lorsque le Louvre refusa sa collection, méfiant à l'égard de ces « curiosités exotiques » qui contrastaient avec l'intérêt du musée pour les merveilles gréco-romaines et de la Renaissance. Sans se décourager, Delaporte organisa des expositions au château de Compiègne, puis, lors de l'Exposition universelle de 1878 à Paris, dans les vastes salles du palais du Trocadéro.
La réaction fut transformatrice. Les Parisiens se pressèrent pour voir les têtes mystérieuses de dieux et de géants, les linteaux finement sculptés d'Apsaras et les vastes dessins panoramiques des tours d'Angkor baignées d'une lumière tropicale. Une fascination pour l'art khmer s'éveilla, plaçant Angkor aux côtés de l'Égypte et de la Grèce dans le panthéon des merveilles antiques telles que les voyaient les Français.
Cet élan permit à Delaporte, après sa dernière mission en 1881-1882, de créer et de diriger le Musée indochinois au Trocadéro, précurseur de l'actuel musée Guimet, où il travailla jusqu'à sa retraite en 1924.
Au cœur de l'héritage de Delaporte se trouve son talent artistique. Ses aquarelles, ses croquis au crayon et ses moulages en plâtre n'étaient pas de simples souvenirs, mais des outils d'éducation et de création mythique.

Reproduits dans des ouvrages illustrés, exposés dans des expositions universelles et cités dans des travaux archéologiques ultérieurs, ils ont façonné la vision qu'avaient les Européens d'Angkor. Dans les années 1930, les dessins de Delaporte ont même guidé la restauration du stupa That Luang à Vientiane, au Laos, lui redonnant son élégance d'origine après une première reconstruction bâclée.
L'art de Delaporte, alliant détails scientifiques et sensibilité romantique, a invité la France à considérer la culture khmère comme l'égale de la Grèce ou de la Rome antiques. Il écrivait : « C'est, en somme, une autre forme de beauté. » Pour une génération habituée aux « colonnades majestueuses » des ruines classiques, Angkor, médiéval, tropical, labyrinthique, était une véritable révélation.
Cependant, les efforts de Delaporte ne furent pas sans controverse. La légitimité du retrait d'artefacts de leur contexte cambodgien fut débattue dès son époque. Plus tard, des explorateurs et des universitaires, tels que Lucien Fournereau et le Dr Jules Harmand, remirent en question les compétences archéologiques de Delaporte, suggérant la nécessité d'une plus grande rigueur scientifique dans la documentation et la collecte. L'ombre de l'appropriation coloniale plane sur son héritage, créant une tension entre préservation, érudition et exploitation.
De plus, après la mort de Delaporte en 1925, nombre de ses moulages préférés ont été négligés, relégués dans des entrepôts humides ou dispersés au gré des changements de mode dans les musées. Ce n'est que ces dernières décennies, avec le regain d'intérêt pour l'histoire mondiale de l'art, que la vision pionnière de Delaporte a été réévaluée et célébrée.
La vie de Louis Delaporte a été façonnée – et consumée – par sa quête d'un dialogue entre la France et le monde antique d'Angkor. Aujourd'hui, ses croquis, ses moulages et les objets qu'il a collectionnés constituent l'épine dorsale des collections khmères du musée Guimet et d'autres institutions. Son travail continue d'inspirer des expositions, des travaux universitaires et même des débats sur la restitution.
Mais surtout, la passion de Delaporte a permis aux merveilles de l'Asie du Sud-Est d'être vues, appréciées et étudiées non pas comme « autres », mais comme les égales du patrimoine classique européen. Ses voyages, semés d'embûches et marqués par le scepticisme, ont finalement permis à Angkor d'accéder à la scène mondiale : un pont entre les forêts tropicales du Cambodge et les salons parisiens, construit non pas avec de la pierre ou de l'ivoire, mais avec une vision, un sens artistique et un dévouement sans faille.
Sources :
Voyage d'exploration en Indo-Chine (illustrations, 1873)
Voyage au Cambodge : l'architecture khmère (1880)
Les monuments du Cambodge (1924)
Récit intéressant nous replongeant dans ces premières et merveilleuses explorations françaises au sein d'Angkor.
Merci.