Le travail remarquable d’Im Monychenda, historien diplômé de la dix-huitième promotion de l’Université Royale de Phnom Penh, permet de comprendre combien il a été difficile pour les officiels Cambodgiens de se mettre d’accord sur un système de décentralisation qui puisse fonctionner correctement dans le pays. La réforme avait suscité bien des débats en préambule aux premières élections communales de 2002, qui avaient vu ensuite la victoire du CPP avec 60 % des voix et 98,5 % des sièges (vote à la proportionnelle) déjà, devant le PSR (Parti de Sam Rainsy).
Un peu d’histoire…
Le khum
Avant l’instauration du protectorat français au Cambodge, le khum pouvait être comparé à la structure tribale au sein d’un village, mais les khum qui possédaient déjà une certaine structure n’avaient pas de caractéristiques aussi précises que celles qui ont été mises en place par les Français au Cambodge en 1908. En effet, la commune française se révèle être une unité administrative particulière. En fait, les khum n’apparaissaient pas dans les textes écrits et l’on n’est sûr que de l’existence de la structure provinciale (khet) dirigée par un gouverneur de province (chauvay khet) (fonctionnaire supérieur) qui était responsable de tout et qui assurait le lien avec le roi.
Chaque province était divisée en srok, chacun d’entre eux sous l’autorité d’un chauvay srok (chef de srok).
Quant aux villages, chacun d’entre eux était sous l’autorité d’un mé srok ou chef de village. Habituellement, le mé srok était un mé kantreanh (chef tribal) et était le représentant du chauvay srok, ce dernier ayant le plus de pouvoir. Pour ces raisons, les Français ont considéré que le khum était l’équivalent d’une mairie et ils ont, en conséquence, réaménagé progressivement ces structures sur le modèle et la législation français de l’époque. Le mé srok cambodgien d’autrefois était un homme dynamique suffisamment jeune pour pouvoir assumer ses fonctions et il était choisi par un groupe de personnes âgées du srok. Le srok à cette époque signifiait le « village natal » et n’avait pas le sens administratif actuel de « district ».
La tutelle des anciens
Les groupes de personnes âgées portaient la dénomination de « groupe de délibération des anciens » (krom chumnum chas tum) – à comparer avec le terme grāmav® ddha signifiant « les sages du village » ou « les sages dans le village », ceci est attesté dans les inscriptions pré-angkoriennes et angkoriennes.
Les décisions prises par le « groupe de délibération des anciens » étaient transmises au mé srok qui était chargé de les appliquer. Le mé srok accomplissait son travail sans aucune rétribution en numéraire, mais était récompensé par l’estime et la gratitude des habitants, et recevait les dons que ces derniers voulaient bien lui octroyer.
Ce système administratif était un système basé sur l’« ancienneté », c’est-à-dire qu’on respectait les anciens et qu’on exécutait leurs ordres et respectait leur avis. Du fait de la présence d’anciens mandarins, de laïques versés dans les rites bouddhiques (achar) et de savants en lettres qui participaient aux affaires du srok, ce « groupe de délibération » (krom chumnum) s’est transformé par la suite en krom ponhea (groupe de fonctionnaires). Les membres du krom ponhea choisissaient les adjoints du mé srok, que l’on appelait chumtop. Les chumtop eux-mêmes pouvaient se trouver des smien (secrétaires) pour les assister aux travaux en écriture et en diverses autres tâches.
Tous travaillaient sans salaire car la notion d’« argent à dépenser » a été l’œuvre du roi Ang Duong, c’est-à-dire seulement à partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Les chumtop recevaient des poissons, des noix de coco, des fruits, des légumes, etc., en récompense de leur peine.
La commune collectrice de l’impôt colonial
À leur arrivée, les Français ont utilisé les mé srok pour lever les impôts pour l’administration (française). Pour cette raison, personne ne voulait devenir mé srok. Par la suite, en 1901 et 1902, les Français ont instauré le principe d’élection des mé srok et des « groupes de délibération » (krom chumnum), en instaurant également le principe d’un bénéfice en pourcentage pour les mé srok. Mais ils ont également augmenté les pouvoirs de ces derniers. Ces mesures ont été prises pour rendre la collecte des impôts plus efficace.
L’argent et les honneurs (bon sak) que le protectorat français conférait aux mé srok les a transformés de personnes au service de la population et que cette dernière estimait, en agents salariés des Français qui opprimaient les autres Cambodgiens pour percevoir les impôts.
Dans le sens administratif, mé srok désignait les chefs de commune (mé khum), expression que l’on utilisait avant 1908, mais du fait de la popularité de son emploi, cette expression a été en usage pendant très longtemps, jusque dans les années 1960, mais sans aucune précision de sens sur la division administrative intermédiaire se situant entre la province (khet) et le village (phum).
En 1901 a été créé un conseil du srok qui comprenait le mé srok, les chumtop et deux notables. Ce conseil se trouvait sous l’administration directe du mé srok et sous la haute responsabilité du chauvay srok, dont le rôle était de collecter les impôts. Le mé srok était celui qui créait des relations fortes entre les échelons supérieurs et la population. Il semble que le système d’élection des mé srok et des « groupes de délibération » (krom chumnum) n’avait pas de contours bien définis d’autant que les Français ne cherchaient qu’à se débarrasser des mé srok relevant de l’ancienne structure. Il n’y eut plus de « tentative d’organisation des communes cambodgiennes » après 1902. Les anciens khum ont pratiquement cessé de fonctionner et il a fallu créer de nouvelles entités de type « communales ».
La naissance de l’organisation communale
En 1908, les Français ont changé le mot srok en celui de khum, et le mé srok est devenu un mé khum (chef de commune) craint et détesté par la population. Voyant le manque de collaboration, les Français ont procédé en 1919 à des élections universelles pour choisir les mé khum et les groupes de délibération (krom chumnum) et ont permis aux khum de disposer de leur propre budget. Le budget communal était un appât pour attirer de nombreuses entrées d’impôts.
Mais cette façon de faire n’obtint pas beaucoup de résultats à cause du peu de collaboration de la population qui se retrouvait écrasée par des charges supplémentaires qui aggravaient ses conditions de vie. On a créé les budgets communaux tout en sachant pertinemment que les mé khum n’avaient aucune capacité et qu’ils restaient toujours soumis aux représentants du pouvoir central (le gouvernement). Ainsi on s’aperçoit que de 1889 à 1953 l’administration du protectorat français a procédé à huit réformes importantes de l’administration communale, mais sans aucun effet, et d’un stade à l’autre on ne constate rien hormis la publication d’ordonnances royales visant à l’aménagement des communes.
De même, on se rend compte que l’administration de cette époque relevait d’un modèle à la fois décentralisé et centralisé. Du mois de janvier 1926 à 1943, le khum avait réellement une fonction aux termes de la loi comme la commune française. Mais l’on peut regretter que le système des élections communales fût abandonné après la réorganisation communale de 1943 sous l’administration coloniale fidèle au régime de Vichy de l’amiral Decoux. Les chefs de commune (mé khum) et leurs adjoints (chumtop) furent nommés par l’aphibal khet (chauvay khet ou gouverneur de province) avec l’approbation du résident français.
À compter des décrets n° 53 NS et n° 40 NS du 5 décembre 1941 et de juillet 1943, les communes furent divisées en deux catégories, en se basant sur le statut et la capacité de travail — certaines communes ayant des conseils communaux formés par nomination, tandis que d’autres avaient des conseils formés sur un mode électif. Les communes importantes ou celles qui avaient la plus grande superficie virent leurs élections ajournées ou suspendues.
Dans les communes peu importantes ou de petite dimension, on autorisa les élections qui ne furent cependant pas mises en pratique. D’autre part, d’après les principes posés par la loi, si une place devenait vacante pendant la période de fonctions du chef de commune, il n’était pas permis d’élire un suppléant. Il fallait attendre la fin du mandat dudit chef de commune avant de procéder à des élections.
Dans la réalité, tous les sièges vacants se retrouvaient occupés par le biais de nominations. Jusqu’en 1955, une circulaire proposait l’élection de chefs de commune, mais son application était différente selon les provinces, le souci des autorités étant de conserver un habillage démocratique au système. Ainsi la commune est apparue dans la société cambodgienne à partir de 1908, mais sans en avoir les caractéristiques complètes ni la stabilité. Quant à l’aménagement d’une administration communale, elle a entraîné un changement très important de l’administration publique au Cambodge dont nous percevons encore les effets aujourd’hui.
Im Monychenda
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