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Anlong Veng, la métamorphose du dernier bastion khmer rouge

Depuis le belvédère de Pouy Ta Mok, situé dans les montagnes de Dangrek, les visiteurs peuvent admirer un panorama grandiose de fermes, de forêts et de feux de brousse.

Ce que cette vue ne révèle pas, ce sont les attractions qui attirent un filet de touristes dans ce district isolé à la frontière nord du Cambodge: la tombe du chef des Khmers rouges Pol Pot, la maison de son commandant militaire – “Le boucher” Ta Mok – et d’innombrables autres rappels concrets du régime qui a entraîné la mort d’au moins 1,7 million de personnes entre 1975 et 1979.

Non pas que les locaux ont besoin de se rappeler. Dans la capitale du district, le passé et le présent coexistent dans une trêve anxieuse entre l’espoir vaincu d’une utopie communiste et le libéralisme d’une ville frontalière.

«Nous avons protégé la nation et le territoire», déclare Tith Morn, un agriculteur âgé de 73 ans, qui a contribué à défendre ce dernier bastion des Khmers Rouges avant que le gouvernement ne mette fin à l’insurrection de 1998.

«Mais au final, dit Morn, je ne possède rien, pas même une vache.

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«Nous vivons juste ici»

Vendredi 16 novembre, le tribunal des Khmers rouges soutenu par l’ONU a condamné les deux plus hauts dirigeants du régime en vie à une peine de réclusion à perpétuité. Nuon Chea, 92 ans, commandant en second de Pol Pot, et Khieu Samphan, 87 ans, chef de l’État khmer rouge, qui avaient déjà été condamnés pour crimes contre l’humanité.

Avec le chef de la prison S21 connu sous le nom de Duch, ils sont les seuls hauts dirigeants khmers rouges à avoir vécu assez longtemps pour faire face à un minimum de justice.

Im Chaem, une responsable du régime local accusée notamment d’assassinat et d’asservissement à grande échelle, a pris une retraite paisible sur sa ferme d’Anlong Veng depuis que les charges retenues contre elle ont été abandonnées l’année dernière. Elle s’est récemment convertie au christianisme.

Grand-mère Chaem, comme on l’appelle, n’est que l’un des centaines d’anciens combattants et fonctionnaires khmers rouges qui tentent de laisser le passé derrière eux sur les lieux de leurs derniers affrontements. Ils travaillent comme fermiers, commerçants, et fonctionnaires.

Depuis le belvédère Pouy Ta Mok dans le district d’Anlong Veng, les visiteurs peuvent voir des kilomètres à la ronde

Depuis le belvédère Pouy Ta Mok dans le district d’Anlong Veng, les visiteurs peuvent voir des kilomètres à la ronde


Mais si la vue depuis le belvédère de Pouy Ta Mok n’a pas beaucoup changé au cours des 20 dernières années, la capitale du district est une ville transformée.

Des hôtels, des salons de karaoké et des beer-garden encombrent les rues rouge poussière. Une station-service appartenant au fils de Khieu Samphan domine l’intersection principale.

Au poste de contrôle international de Choam Sa-Ngam, à quelques kilomètres au nord, des marchands vendent des fruits dans les stands au bord de la route, tandis que des charretiers tirent le poisson et les appareils ménagers pour les clients qui reviennent de leurs emplettes frontalières. Un casino criard domine la tombe peu glorieuse de Pol Pot.

La famille de Seng Ra a un pied dans le passé, le présent et l’avenir d’Anlong Veng. Âgée de 27 ans, Seng Ra tire la charrette à la frontière, son mari, un employé de casino et sa mère, la gardienne de la tombe de Pol Pot: un monticule de terre recouvert d’un toit en métal rouillé dans une clairière poussiéreuse.

la tombe de Pol Pot dans le district d’Anlong Veng

la tombe de Pol Pot dans le district d’Anlong Veng


«Nous ne possédons pas de ferme», déclare Ra. Une photo au-dessus de la porte montre le roi Norodom Sihanouk à l’époque et la reine Norodom Monineath lors d’une visite dans la «zone libérée» du nord du Cambodge en 1973.

«Nous vivons simplement ici, dépendant du transport de marchandises», ajoute Ra, expliquant qu’elle gagne environ 30 000 riels par jour, soit environ 7,50 dollars.

“Personne n’osait venir”

La population d’Anlong Veng a atteint près de 70 000 personnes au cours des dernières années et 35% des résidents sont d’anciens cadres des Khmers rouges, selon Peuy Saroeun, chef du conseil de district.

«Dans le passé, personne n’osait venir», déclare Saroeun, lui-même un ancien soldat khmer rouge. Maintenant, ajoute-t-il, Anlong Veng est “complètement pacifique et est en train de devenir une destination touristique”.

Bien que la plupart des ex-Khmers rouges continuent d’exploiter les terres qu’ils ont défendues pendant deux décennies, précise-t-il, les «nouveaux arrivants» sont plus ambitieux.

Sieng Hai est l’une d’entre eux. Agée de 43 ans, elle a quitté la province de Ratannakiri pour se rendre à Anlong Veng en 2005. Elle a ouvert le restaurant Sieng Hai, célèbre pour ses fameuses anguilles farcies.

Un chemin de terre dans le district d'Anlong Veng, le dernier bastion des Khmers rouges

Un chemin de terre dans le district d’Anlong Veng, le dernier bastion des Khmers rouges


«D’autres sont venus vivre ici, donc je suis également venue», dit-elle. “Il y a de bonnes opportunités d’affaires.”

Hai ne tient aucune rancune contre ses voisins pour leur allégeance passée à un régime meurtrier – “ils sont amicaux, et ni méchants ni violents”, déclare-t-elle – mais ils n’ont aucune culture des affaires.

«Ils font rarement des affaires. Ils ne savent pas comment. Ils ne sont pas éduqués », ajoute-t-elle, précisant que les opportunités alternatives d’argent rapide ont disparu avec le bois précieux de la région.

«Ils ont peur du tribunal»

Mais si les transfuges sont en grande partie absents de la classe des marchands locaux, des efforts ont été déployés pour préserver la hiérarchie existante, selon Sareoun, devenu chef adjoint de la commune. Plus tard, il devint gouverneur de district adjoint de son supérieur ancien khmer rouge, Yim Phanna, aujourd’hui commandant de l’armée dans la province de Preah Vihear avec le grade de général de division.

Les cinq communes d’Anlong Veng sont contrôlées par d’anciens responsables des Khmers rouges, ainsi que près de 70% des 65 villages du district, selon Saroeun. Mais Saroeun n’assimile pas sa carrière politique de l’après-guerre à ses responsabilités antérieures, affirmant qu’il n’était qu’un «petit soldat» dans l’armée de Pol Pot.

Et ne vous attendez pas à ce que d’autres dirigeants locaux soient au courant de leurs positions passées, avertit Saroeun. «Certains, comme les chefs de village, n’osent pas le dire. Si vous allez leur demander, ils ne vous le diront pas », dit-il.

«Ils ont peur de la cour», ajoute-t-il, en se référant au tribunal des Khmers rouges.

“Juste un soldat”

Telle est la grande contradiction d’Anlong Veng: une communauté de loyalistes Khmers rouges ayant une sympathie persistante pour Pol Pot et ses adhérents, mais avec une réticence à évoquer leurs rôles personnels.

Lors de nombreux entretiens, les habitants ont reconnu appartenir à la machine communiste, mais nié avoir pris part à la torture, à la famine et aux massacres qui ont tué un cinquième de la population du pays.

“J’étais juste un soldat, pas un responsable” est un refrain commun.

Yong Moeun n’était ni une soldate ni – du moins dans sa propre pensée – une responsable. De 1976 à 1984, elle a vécu à Beijing avec son mari, alors ambassadeur du Parti communiste du Kampuchéa en Chine. Elle-même agente d’ambassade, elle a également servi d’aide personnelle à Pol Pot.

De retour au Cambodge en 1984, elle a dirigé la résidence du chef khmère rouge dans la jungle de la province de Koh Kong avant de se retirer à Anlong Veng avec le reste des fidèles du régime.

«Pol Pot avait une véritable vision de la protection de la nation et de la race khmère», déclare Moeun, qui dirige maintenant une station-service en ville.

Elle loue son défunt maître comme un patriote. “Mais il doit être tenu pour responsable parce qu’il a dirigé le pays…Ce qui a mal tourné est de sa responsabilité.”, indique-t-elle.

Garé près du principal rond-point de la ville, un chauffeur de moto-taxi décrit ses anciennes journées à scier des planches de bois pour des projets de construction supervisés par Ta Mok, le commandant militaire des Khmers rouges, qui a finalement renversé Pot en 1996.

La tombe du commandant militaire des Khmers rouges, Ta Mok, est située dans une pagode dans le district d'Anlong Veng.

La tombe du commandant militaire des Khmers rouges, Ta Mok, est située dans une pagode dans le district d’Anlong Veng.


Ta Mok

«Ta Mok était un bon gars. Il était honnête. Il n’a jamais tué de bonnes personnes », déclare l’homme, refusant de donner son nom par peur des représailles.

Surnommé «le boucher», Ta Mok aurait pourtant ordonné la mort de plus de 100 000 personnes.

Morn, le fermier qui n’a reçu «pas même une vache» marche en boitant, souffre de problèmes cardiaques et de blessures causées par des éclats d’obus non cicatrisées. Il évoque des sentiments plus compliqués à propos de la direction des Khmers rouges.

Assis sur un lit, il fait l’éloge des idéaux nationalistes de Pol Pot, tout en regrettant les violences qui ont suivi. Pol Pot, déclare-t-il, “doit être tenu pour responsable, en tant que dirigeant”.

Morn cultive du riz, du maïs et du manioc dans une ferme de 24 000 m2 qu’il a cultivée après avoir défriché une parcelle de terres forestières non réclamées.

«En grandissant, je ne pouvais rien faire parce que le pays était en guerre», a-t-il déclaré. “Mais maintenant que la guerre est finie, je ne peux rien faire à cause de mon âge avancé.”

Ancien soldat khmer rouge So Samoeun et son épouse, Marn Chantha, gagnent leur vie en vendant des déchets de plastique. "Si je savais qu'il était Khmer Rouge, je ne l'aurais pas épousé", a déclaré Chantha

Ancien soldat khmer rouge So Samoeun et son épouse, Marn Chantha, gagnent leur vie en vendant des déchets de plastique. “Si j’avais su qu’il était Khmer Rouge, je ne l’aurais pas épousé”, déclare Chantha


Samouen, ancien soldat khmer rouge qui a déménagé à Anlong Veng l’année dernière avec son épouse et sa fille, se sent honteux.

«J’ai peur que les gens me haïssent et qu’ils veuillent se venger», déclare Samoeun, qui gagne sa vie en vendant des déchets de plastique. Comme Morn, il souffre de blessures de guerre. “Je n’ai pas d’argent pour le traitement”, indique-t-il.

Samoeun a même caché son passé à sa femme, Marn Chantha, jusqu’à leur mariage.

“Si j’avais su qu’il était Khmer Rouge, je ne l’aurais pas épousé”, dit Chantha, dont les parents et les deux frères et soeurs ont été tués sous le régime de Pol Pot.

“Un verre fragile”

Youk Chhang, directeur du Centre de documentation du Cambodge, ou DC-Cam, explique qu’il reste un déficit de confiance parmi les citoyens du Cambodge d’après-guerre.

“La confiance, dans notre société, reste un verre fragile”, précise-t-il, invitant le public à faire preuve d’ouverture d’esprit à l’égard des habitants d’Anlong Veng.

«Nous ne devrions pas préjuger s’ils disent ou non la vérité sur ce qu’ils ont fait à l’époque des Khmers rouges», a-t-il déclaré.

«Nous ne devrions pas venir à Anlong Veng avec une attitude de préjugé, ni pour glorifier les Khmers rouges. Ce sont des Cambodgiens », déclare Chhang. Il décrit la capitale du district comme une “ville de compréhension entre un ami et un ennemi”.

Youk Chhang est le directeur exécutif du Centre de documentation du Cambodge et un survivant du génocide khmer rouge

Youk Chhang est le directeur exécutif du Centre de documentation du Cambodge et un survivant du génocide khmer rouge


Avenir

«L’avenir d’Anlong Veng sera principalement façonné par ses habitants. ils offrent une diversité d’expériences qui ouvre une fenêtre sur l’héritage du régime des Khmers rouges, les horreurs de la guerre, l’incroyable beauté et le courage de l’humanité», ont écrit Dy Khamboly et Christopher Dearing dans leur histoire de la région.

Le DC-Cam espère obtenir de l’aide pour cet avenir. En 2016, il a contribué au lancement du Centre de la paix Anlong Veng, un modeste musée installé dans une structure de haute montagne autrefois utilisée comme lieu de réunion par les dirigeants des Khmers rouges.

Dans le but de promouvoir la réconciliation et la compréhension, le DC-Cam mène également des «tournées de la paix» dans les 14 sites historiques officiels d’Anlong Veng, notamment les domiciles de Pol Pot, Ta Mok, Khieu Samphan et Son Sen, ministre de la Défense des Khmers Rouges.

Un panneau indique la tombe du ministre de la Défense des Khmers Rouges Son Sen dans le district d'Anlong Veng

Un panneau indique la tombe du ministre de la Défense des Khmers Rouges Son Sen dans le district d’Anlong Veng


Réconciliation

«Se réconcilier à Anlong Veng, c’est définir la justice», propose Youk  Chhang, ajoutant que si les habitants de la région avaient joué un rôle dans les crimes des Khmers rouges, ils avaient également subi des pertes.

«La justice peut aussi être définie comme une équité de ce qu’ils ont fait aux autres à l’époque des Khmers rouges et de ce qu’ils ont vécu», précise-t-il.

La justice, ajoute-t-il, «avance lentement et prudemment. C’est comme la brise que vous ressentez lorsque vous vous tenez sur la falaise de Pouy Ta Mok. Parfois, il fait froid, parfois il fait chaud».

Avec Sun Narin & Aun Chhengpor – VOA Khmer. Traduction par Christophe Gargiulo (c) – Illustrations par Sun Narin, Aun Chhengpor, Hul Reaksmey, DC-Cam

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