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Dossier : Tout Sauf les Armes, un débat éthique

Dernière mise à jour : 3 juin 2020

Un dossier largement étoffé de sa version d’origine, également disponible dans la version 5 de notre magazine papier disponible ici..

En réponse à la détérioration de l’environnement démocratique au Cambodge, la Commission Européenne a annoncé le 5 octobre 2018 qu’elle lançait le processus de suspension de l’accord commercial « Tout Sauf les Armes. » Une décision qui n’est pas sans débat, ni controverse.

Les élections présidentielles de juillet 2018 ont mené à la victoire du parti du Premier Ministre Hun Sen, après la dissolution du principal parti d’opposition et à l’arrestation qualifiée d’arbitraire par l’Organisation des Nations Unies (ONU) de son leader Kem Sokha. En parallèle, la presse et la société civile ont fait face à une répression grandissante, selon l’ONU.

L’Union Européenne (UE) n’est pas restée sans réagir face à ce qu’elle considère être une « régression » démocratique orchestrée par le parti au pouvoir depuis 33 ans.

Après avoir fait de nombreuses déclarations officielles faisant état de ses préoccupations, coupé le financement du Comité Electoral, refusé catégoriquement d’envoyer des observateurs électoraux et menacé le Cambodge d’un retrait de l’accord « Tout sauf les armes » (TSA), l’UE, par la voix de Cecilia Malmström, Commissaire au commerce, a annoncé le lancement du processus de suspension de l’accord.

L’accord commercial de l’UE permet aux pays les moins développés comme le Cambodge d’exporter ses produits vers les pays européens sans payer de droits de douane. Ces privilèges sont accordés en vue de dynamiser le développement socio-économique des pays pauvres, sous la condition du respect des droits de l’homme. Conclu avec le Cambodge en 2001, le TSA a permis au pays de gagner un avantage compétitif, d’encourager la croissance économique et de générer de l’emploi.

Une suspension complète lui coûterait 676 millions de dollars, et causerait une perturbation majeure du secteur économique. Pendant la procédure qui durera environ 12 mois,  les décideurs européens gardent l’espoir qu’une décision du Gouvernement cambodgien en faveur des libertés civiles et politiques permettra d’interrompre le processus.

En pratique, cependant, si l’on se réfère au dictionnaire, cette mesure correspond à la définition de sanction économique : « toute action prise par un pays ou groupe de pays visant à causer un préjudice à l’économie d’un autre pays ou groupe, souvent pour forcer un changement politique. »

Cela expliquerait pourquoi de nombreux journalistes et chercheurs l’ont qualifiée de « sanction économique » ou «  commerciale » dans leurs publications à destination du grand public. Sur le principe, le raisonnement et les conséquences sont identiques, quelle que soit la terminologie utilisée.

Avec l’objectif de rétablir un environnement démocratique et de garantir les droits de l’homme, les sanctions économiques, souvent qualifiées d’armes à double tranchant, font l’objet d’un débat important au sein de la communauté internationale.

Le Premier ministre cambodgien Samdech Techo Hun Sen s’entretient avec Mme Federica Mogherini, vice-présidente de la Commission européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, à Bruxelles, en Belgique, le 18 octobre 2018, en marge du 12e Sommet du dialogue Asie-Europe (ASEM). Photographie AKP

Le Premier ministre cambodgien Samdech Techo Hun Sen s’entretient avec Mme Federica Mogherini, vice-présidente de la Commission européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, à Bruxelles, en Belgique, le 18 octobre 2018, en marge du 12e Sommet du dialogue Asie-Europe (ASEM). Photographie AKP


Sont remis en question : leur légitimité, leur efficacité et la responsabilité de l’Etat ou de l’institution qui les imposent.

Des responsabilités partagées

Pour éviter un retrait de l’accord et le dommage socio-économique qui en découlerait, la réaction du Gouvernement cambodgien est essentielle. La volonté politique serait la pierre angulaire des négociations. Elle compterait aussi bien dans la balance que des actions concrètes visant à rétablir un environnement démocratique.

En cas d’un échec des négociations, il va sans dire qu’il est attendu des décideurs cambodgiens mais aussi européens qu’ils répondent de leurs actes ainsi que des conséquences de leurs décisions, délibérées ou non.

L’adoption de sanctions mettrait en péril les objectifs de coopération UE-Cambodge visant au développement socio-économique du pays, en particulier, la réduction de la pauvreté, la promotion d’une croissance équitable et durable et le respect des droits de l’homme, y compris les droits sociaux et économiques.

Les premières victimes d’une déstabilisation économique seraient les communautés les plus pauvres et les plus marginalisées dans un pays où 13,5 pour cent de la population vit sous le seuil de pauvreté et où une autre large tranche de population située juste au-dessus est qualifiée de « vulnérable aux chocs économiques » par le programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). La National Union Alliance Chamber of Cambodia estime que l’emploi et les moyens de subsistance d’environ trois millions de travailleurs et de leurs familles seraient directement affectés.

Chhun Srey Sros, ouvrière du textile…près de 245 000 personnes perdraient leur emploi dans ce secteur. Photographie UN Women Cambodia - Charles Fox (cc)

Chhun Srey Sros, ouvrière du textile…près de 245 000 personnes perdraient leur emploi dans ce secteur. Photographie UN Women Cambodia – Charles Fox (cc)


La voix des pauvres

Dans le secteur de l’industrie textile et de fabrication de chaussures, en particulier, les femmes en souffriraient le plus. Un étudiant de l’université du Cambodge calcule que près de 245 000 personnes perdraient leur emploi dans ce secteur.

« Je ne sais pas ce qu’est le TSA, » explique une jeune couturière en usine qui témoigne de conditions de travail extrême. « Je travaille de 10 à 12h par jour, 6 jours par semaine. Il fait tellement chaud dans l’usine. Parfois, je m’évanouis. »

Un autre ouvrier de l’industrie textile a pris connaissance du TSA et du débat qui l’entoure sur Facebook. « Nous ne voulons pas perdre notre emploi. S’ils retirent le TSA, il n’y a pas que nous qui allons perdre notre emploi. Il y a aussi les conducteurs de Tuk-Tuk, les personnes qui nous vendent à manger… S’il vous plait, dites-leur (sans mentionner qui) que nous n’avons rien à voir avec ces problèmes politiques. » Et de poursuivre : « Si je ne peux plus travailler, ma seule option est de devenir migrant. Cela prendrait du temps et pendant ce temps-là, ce serait vraiment dur de survivre. »

Usine de textile à Phnom Penh…une suspension complète du TSA coûterait 676 millions de dollars, et causerait une perturbation majeure du secteur économique Photographie USAID (cc)

Usine de textile à Phnom Penh…une suspension complète du TSA coûterait 676 millions de dollars, et causerait une perturbation majeure du secteur économique Photographie USAID (cc)


L’attente vis-à-vis du Gouvernement et des institutions internationales est unanime. « Qu’ils nous aident à améliorer nos conditions de vie et de travail. »

De plus, les entreprises européennes – estimées au nombre de 500 au Cambodge – ainsi que leurs employés européens et cambodgiens seraient également directement ou indirectement touchés par une perturbation économique.

Le Président de la Chambre de Commerce Européenne du Cambodge, Arnaud Darc, s’est clairement positionné en défaveur d’une telle décision. « Nous pensons qu’une suspension de l’accord ou des sanctions unilatérales à court terme pourraient avoir des conséquences négatives sur le long terme, » a t-il déclaré dans une lettre à Cecilia Malmström, rappelant toutefois le soutien de la chambre aux valeurs fondamentales de l’Union Européenne.

Le prix à payer des innocents

En cas d’un échec des négociations avec le Gouvernement cambodgien, l’UE devrait-elle, elle aussi, faire face à ses responsabilités ? Comme l’a souligné le rapporteur spécial de l’ONU sur l’impact négatif des mesures coercitives unilatérales en visite à Bruxelles en 2017,  « quand une partie externe est – même partiellement – responsable de la situation dans un pays, elle doit inévitablement faire tout en son pouvoir pour protéger les droits économiques, sociaux et culturels de la population affectée » en conformité avec l’engagement de l’UE de promouvoir les droits de l’homme. L’UE a fait des avancées en matière de protection des droits de l’homme dans la mise en œuvre de ses mesures coercitives mais des progrès restent à accomplir.

En impactant les plus vulnérables et des parties tierces qui ne sont pas responsables de la situation démocratique du Cambodge, un retrait du TSA nécessiterait d’être accompagné de mesures visant à pallier à ces effets néfastes. Si le principe reste profondément moral sur le fond, il ne l’est pas sur la forme.

Sur le plan légal, le terme choisi gagne en importance. Si l’UE ne considère pas une suspension du TSA comme une « sanction économique, » elle n’a pas d’obligation interne à respecter le  principe européen de développer des « sanctions de manière à minimiser les conséquences négatives sur ceux qui ne sont pas responsables de la situation menant à l’adoption des sanctions (…) en particulier la population civile locale et les activités légitimes dans ou avec le pays concerné. »

La protection ou la compensation des plus pauvres, en cas d’un retrait du TSA, ne serait pas une obligation légale mais découlerait uniquement de la bonne volonté européenne. Si les décideurs européens ne peuvent pas officiellement se prononcer, les recommandations de l’ONU à Bruxelles ne sont peut-être pas tombées dans des oreilles de sourds.

La légitimité des mesures coercitives

« Les tarifs préférentiels sont accordés sous la condition du respect des droits de l’homme, y compris la non-destruction de la démocratie, » insiste Dr. Sophal Ear, professeur associé en Diplomatie et Affaires Mondiales du Occidental College à Los Angeles. « Le Cambodge montera un jour de son grade de pays le moins développé et ne sera plus éligible. Tôt ou tard, cela arrivera. Même les autorités de Phnom Penh le disent. Ils jouent un jeu avec l’UE. Voyons qui cédera le premier. »

Il est bon de rappeler que les lois et mécanismes évoluent conformément au principe de justice. Une réponse européenne au non-respect des droits de l’homme d’un Etat ne devrait pas affecter négativement des populations innocentes, elles-mêmes déjà victimes d’abus. Le cas cambodgien a le potentiel de mettre en lumière les incohérences de la législation, en vue de soulever un débat publique et académique visant à l’améliorer.

« Il va de soi qu’aucune politique de sanctions unilatérales visant à protéger les droits de l’homme d’une population dans un pays ne peut être justifiée si elle a un impact négatif – bien que non voulu – flagrant et adverse sur les droits de l’homme des segments les plus vulnérables de la population du pays visé, » a également déclaré le rapporteur de l’ONU.

La question de la légitimité de telles mesures a aussi été posée par le Secrétaire Général de l’ONU. « Les sanctions soulèvent une question éthique : si infliger des souffrances à des groupes vulnérables dans le pays visé est un moyen légitime de faire pression sur des dirigeants politiques. »

L’efficacité en question

Pour Sophal Ear, la menace de sanctions économiques est la bonne manière d’atteindre l’objectif de démocratisation du pays. « Hélas, les autorités sont très douées pour faire des promesses, sans livrer de résultat. On dirait même qu’ils disent : Allez-y, retirez le TSA. Dans ce cas, prenons-les au mot. Donnons leur ce qu’ils veulent. Plus la menace est crédible, plus on a de chances de voir des résultats. »

Et de conseiller à l’UE : « Rien de tel qu’une vraie menace pour effrayer les autorités. N’hésitez pas. Ne tatillonnez pas. Faites ce que vous dites, dites ce que vous faites. Ce n’est pas le moment de reculer. L’UE a une obligation morale envers les Cambodgiens privés de démocratie, de droits de l’homme et de liberté d’expression. »

Federica Mogherini, Haute Représentante/Vice-Présidente de la Commission Européenne a exprimé ses espoirs au sujet des négociations avec le Premier Ministre Hun Sen: « Je ne peux pas dire que nous avons trouvé des solutions mais l’approche de l’UE est toujours d’engager et d’avoir un dialogue quand un problème survient. (…) Je garde toujours l’espoir – vous me connaissez – qu’un changement positif arrive. Le travail (de négociation) continue. » Les sanctions économiques partiraient de l’hypothèse que le régime visé dispose d’un degré de moralité suffisant pour chercher à éviter les dommages économiques et sociaux, ce qui le pousserait à répondre positivement aux demandes de l’UE visant, dans le cas du Cambodge, à restaurer un climat politique démocratique.

Statistiquement cependant, des études quantitatives montrent que les sanctions économiques ont une faible probabilité de succès : à peine 5, 22 ou 30 pour cent. Lors d’un événement tenu au Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, le chercheur Dursun Peksen a déclaré que « les sanctions économiques ne réussissent pas à atteindre leurs buts de 65 à 95 pour cent du temps. » Pire, l’Histoire démontre que de telles mesures peuvent avoir des effets contreproductifs. Une analyse de 157 pays (de 1976 à 2001) révèle que l’administration ciblée, se sentant menacée, peut augmenter le niveau de répression politique en vue d’assurer la survie du régime. Une autre étude de 102 pays (de 1972 à 2000) confirme que les sanctions incitent les Etats à consolider leur pouvoir et restreindre les libertés politiques.

Bien que l’expérience du passé ne doive pas être ignorée, les analyses politiques des uns et des autres non plus, chaque cas est unique et demande un examen spécifique. Le résultat des négociations entre le Gouvernement du Cambodge et l’UE reste, à l’heure actuelle, imprévisible.

Une démocratisation en douceur

A ce jour, la législation du TSA, avec ses incohérences, reste en vigueur. L’UE et le Gouvernement poursuivent le dialogue qui reste un signe majeur d’espoir vers une évolution positive en faveur des droits politiques, économiques et sociaux des Cambodgiens.

La clé est l’engagement sincère du Gouvernement vers une ouverture démocratique.

Dans le cas échéant, des restrictions devraient être placées sur les sanctions économiques. Des sanctions partielles, courtes et graduelles permettraient de minimiser les conséquences négatives sur la population. Plutôt que de toucher la totalité des exports cambodgiens vers l’UE, le retrait de l’accord aux tarifs préférentiels pourrait éviter le secteur vital de l’industrie textile et ne toucher qu’un secteur mineur, tel que le sucre, comme l’aurait suggéré la France. Si le mal serait moindre, il faudrait tout de même trouver des solutions viables pour compenser les travailleurs et parties tierces du secteur qui ne sont pas responsables du climat politique.

Il est également statistiquement prouvé que « plus les sanctions sont courtes, plus les chances de réussite augmentent. » Il sera aussi indispensable pour les représentants de l’UE de maintenir une relation cordiale, toujours en vue d’atteindre les objectifs démocratiques visés, avec le Gouvernement et de restaurer la relation de confiance nécessaire à une coopération positive pour promouvoir les droits de l’homme.

Il est difficile d’imaginer que l’on pourrait forcer le respect des valeurs démocratiques, sans travailler en profondeur pour qu’elles soient adoptées aussi bien dans les cœurs que les esprits – au niveau local comme au plus haut niveau, au Cambodge comme à l’étranger.

Il est fondamental de comprendre les structures de pouvoir cambodgiennes, les facteurs culturels, économiques et sociaux enracinés dans cette civilisation ancestrale, leur évolution à travers l’Histoire – et de les intégrer dans une structure démocratique communément acceptée, plutôt que de chercher à les détruire et les remplacer. L’adaptation est le maître-mot d’une politique de démocratisation viable.

Pour conclure, si l’UE retire l’accord « Tout Sauf Les Armes » sans parvenir à amener le changement démocratique souhaité, elle ne fera que causer une déstabilisation économique et nuire à la situation des droits de l’homme, en particulier les droits économiques et sociaux.

Sans réaction positive du Gouvernement, il est difficile de douter de la détermination du bloc à faire respecter les conditions de ses accords, mais tout aussi inimaginable de croire que leurs décisions ne tiendront pas compte du prix à payer par les innocents.

L’espoir est à l’ordre du jour

Les populations attendent de leurs dirigeants des négociations fructueuses et des décisions appropriées optimisant leur bien-être et assurant l’avancée effective de leurs libertés fondamentales et droits civiques. Les décideurs leur feront-ils défaut ?

Par Cindy Cao *

CHRONOLOLOGIE

  1. En septembre 2017, le leader du CNRP Kem Sokha est arrêté.

  2. En novembre 2018, le parti d’opposition est dissout et ses 118 membres interdits de toute activité politique pendant cinq ans. L’ONU dénonce la répression de la presse, de la société civile et de l’opposition.

  3. En décembre 2017, le Parlement Européen appelle à revoir la mise en place du TSA et à des sanctions ciblées contre certains officiels cambodgiens. Peu après, l’UE coupe le financement du Comité Electoral National.

  4. En février 2018, le Conseil de l’UE adopte une résolution considérant une possible suspension du TSA si la situation ne s’améliore pas. En mars 2018, 45 pays, y compris de nombreux Etats Membres de l’UE, condamnent la répression de la société civile, des médias et de l’opposition au Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU.

  5. En juin 2018, le Gouvernement du Cambodge déploie une mission de haut niveau à Bruxelles.

  6. En juillet 2018, le parti au pouvoir gagne les élections et l’ensemble des sièges du Parlement.

  7. En août et septembre 2018, des prisonniers politiques sont libérés. En septembre 2018, Federica Mogherini accueille favorablement le déplacement de Kem Sokha, demande sa libération et appelle le parti dominant et l’opposition à engager un dialogue, rappelant la possibilité de sanctions économiques.

  8. En octobre 2018, la Commission Européenne annonce le lancement de la procédure de retrait du TSA qui durera de 6 à 18 mois, tout en gardant le dialogue ouvert.

*Cindy Cao est doctorante en politique internationale à l’Université de Leicester, Royaume-Uni et chercheuse associée à l’Institut Européen des Etudes Asiatiques à Bruxelles, Belgique. Cindy est basée à Phnom Penh et poursuit une recherche sur les relations entre l’UE et le Cambodge.

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