Le Cambodge se recouvre rapidement d’une couche de modernité sous le pinceau de la mondialisation. Mais ce pays change-t-il vraiment ? En apparence peut-être, mais dans certains domaines ce n’est pas si sûr...
Les Cambodgiens ont toujours été attirés par les cartomanciens, géomanciens et médiums en tous genres, ces Krus dont nous avons déjà beaucoup parlé. Jeunes ou anciens, toutes les décisions importantes ne se prennent jamais sans « consulter » un diseur de bonne aventure. Et cette tendance ne fléchit pas. Bien au contraire !
Toutes sortes « d’emberlificoteurs »
Des emberlificoteurs, comme aurait dit ma grand-mère qui n’a jamais cru en autre chose que ses rhumatismes pour connaître la météo, il en existe de nombreuses catégories. A peine la troupe des cuirs colorés avait quitté l’enceinte de la pagode, qu’un haut parleur crépitait à nouveau :
« Mesdames et Messieurs, vous allez assister à un spectacle formidable. Non seulement vous allez vous amuser, mais, en plus, vous pourrez constater de vos propres yeux l’efficacité de nos médicaments traditionnels ! »
Sifflements de larsen et roulements de tambours à l’entrée de la route principale menant à la pagode du village pour une nouvelle représentation de Pahi, ce spectacle populaire cambodgien qui mêle cirque, prestidigitation et médecine traditionnelle. Les badauds commencent à se rassembler autour de la scène improvisée, délimitée par de simples cordes au ras du sol. Quatre singes attachés à des piquets en gardent les coins. De la voiture garée à côté, on décharge des dizaines de bouteilles contenant un liquide sombre que l’on dispose sur un étal surmonté d’une pancarte à l’effigie d’un hercule.
Des fioles à devenir fou
Dans un autre hamac, accroché non loin contre une caisse de bois, un macaque joue avec un chiot. Le comportement des deux animaux attire une foule de plus en plus nombreuse, intriguée ensuite par ces fioles de liquide sans aucune étiquette annonçant sa composition. Puis le spectacle commence. Il durera deux heures. Le clou : un volatile est présenté à la foule et le forain se met en devoir de lui briser les pattes avant de les ligaturer d’une sorte de pansement imbibé du « fameux » remède.
Puis, se saisissant d’un couteau, il le lui plante dans la tête et le découpe de part en part dans le sens de la longueur, non sans avoir pris la précaution de l’asperger du précieux breuvage. L’animal mal en point est ensuite roulé dans une nappe. « Vous allez voir… Attendez quelques minutes », annonce le forain. Effectivement, peu après, le poulet est dégagé de son linceul et, sans qu’aucune manipulation apparente ait été faite, il se met à courir comme un dératé, sans doute déjà cliniquement mort. « Tout cela est naturel, nous n’utilisons pas la magie », assure le bonhomme.
Pour mon vieil ami Ta Sâr, ce genre de spectacle est dangereux pour la santé mentale des personnes qui y assistent. Dans sa bouche, les exemples de décès, survenus après consultation de diseurs de bonne aventure ou après avoir ingurgité ces soi-disant médecines, sont nombreux.
« J’ai connu une dame dont le mari est tombé gravement malade. Elle est allée voir un de ces spectacles, a acheté les fioles et a fait boire cela à son mari qui est mort sur le coup. La dame en est devenue folle ! »
L’utilité des Krus
Toutefois, il ne faut pas mettre tous les diseurs de bonne aventure dans la même fiole. Consulter des devins est une réponse originale aux problèmes sociaux du Cambodge contemporain. On l’a vu précédemment, cela permet de résoudre de nombreux problèmes qui surviennent dans les couples, entre voisins, ou entre parents et enfants. Les Krus exercent le rôle, inexistant ici, d’assistant social. Dans une société déstructurée, où la population ne croît pas en l’autorité de l’État et où la solidarité entre individus fait cruellement défaut, les gens auraient tendance à chercher conseil auprès de ces personnes.
Les médiums pallient le manque de repères protecteurs et à la nécessité de médiation dans une société agitée par de nombreux conflits. Certes, les gens incapables de prendre la moindre décision sans avoir auparavant consulté un devin peuvent présenter un problème certain de personnalité traduisant un manque d’autonomie. Tout dépend en fait du degré d’adhésion à ce genre de choses.
L’histoire récente du Cambodge permet d’expliquer la présence actuelle et le rôle croissant de cette catégorie de personnes. Leur multiplication est interprétée comme une volonté de Bouddha d’aider les humains, et aussi de venir pacifier et éduquer toutes les âmes des morts sous Pol Pot qui continuent à rôder et à déranger les vivants. Les borameï (personnages affirmant pouvoir être possédés par des esprits) viennent remettre de l’ordre entre les vivants et les morts et réparer un traumatisme collectif.
On sait jamais
Les consultations des médiums et autres devins avant toute prise de décision importante reste un élément culturel de la vie des Cambodgiens et par exemple, pas un mariage sans que la date en soit fixée à l’avance par des achards (maîtres de cérémonie), bonzes ou devins. Lorsque quelqu’un désire vendre ou acheter un terrain, il s’en réfère également à un devin ou médium pour prendre conseil. Mais gare ! « J’ai connu quelqu’un qui devait acheter un terrain à une autre personne pour 1 dollar le mètre carré. Il a consulté un médium qui lui a conseillé de ne pas conclure l’affaire. Quelqu’un d’autre a acheté ce terrain à sa place et l’a revendu un peu plus tard pour 5 dollars le mètre carré. C’était une bonne affaire et mon ami a beaucoup regretté d’avoir écouté le médium », explique encore Ta Sâr.
Tous les hommes d’affaires cambodgiens qui projettent de construire un bâtiment invitent toujours des bonzes à étudier les lieux et décider quel serait le jour favorable au commencement des travaux.
Il existe dans tous les villages des cartomanciens qui, pour quelques riels tirent les cartes à qui le désire. Ta Sâr n’y croit pas, mais il consulte à l’occasion le devin du coin. « Par curiosité », dit-il. Par simple curiosité j’y suis allé aussi. Et je lui ai demandé de me donner les numéros de la loterie. On ne sait jamais. Sur un malentendu…
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