Us et coutumes
Les usages populaires sont au Cambodge ce que, d’une manière générale, la force est à la loi. Et des us, il y en a à la pelle, je vous en ai déjà beaucoup parlé. L’un des plus originaux consiste à s’approprier l’espace pourtant public situé devant sa maison, son appartement, ou son terrain. Ainsi, l’adage « devant chez moi, c’est chez moi » est un grand classique du droit coutumier khmer.
Propriété de facto
Le trottoir situé devant le rez-de-chaussée d’une maison ou d’un commerce appartient de facto au propriétaire de ladite maison ou commerce. Par extension, le devant du trottoir, c’est-à-dire le bout de route sur lequel on gare sa voiture, lui appartient également. Et, la plage devant un terrain à Sihanoukville, même si cette plage en est séparée par une route, appartient au propriétaire du terrain. Jusque-là, rien de gênant. Or, dans la vie de tous les jours la coutume « devant chez moi, c’est chez moi », pose de nombreux problèmes. Absolument tous les Cambodgiens connaissent ce droit non codifié. Et personne n’ose garer sa voiture devant le trottoir d’un compartiment ou devant le mur d’enceinte d’une maison qui n’est pas la sienne.
Complications
La chose se complique pourtant quand un étranger est impliqué. Si ce dernier habite un compartiment qui donne sur un trottoir lui-même jouxtant un bout de route, il aura toutes les peines du monde à faire appliquer cette coutume à son compte. Car il existe un autre usage, au-dessus de celui-là : l’étranger en est exclu. N’importe qui, à commencer par son voisin, se garera devant chez lui. Et la copine ou l’épouse aura alors toutes les peines du monde à faire accepter à ces voisins ce qu’ils ne voudraient jamais voir devant chez eux : la voiture d’un autre ! Car la règle « devant chez moi, c’est chez moi » dispose d’une exception qui peut se formuler ainsi : « devant chez l’étranger, c’est aussi chez moi ».

Mes chers parents, devant chez moi c’est chez qui ? Illustration par Rimo
Drame
À l’inverse, si c’est un étranger qui ose garer son véhicule en stationnement devant l’espace qui revient normalement à son voisin, il peut y avoir un drame. À Siem Reap, un expatrié avait laissé momentanément sa voiture devant le commerce voisin de celui où il était allé faire des achats. Le propriétaire, excédé de cette intrusion sur sa propriété, n’a rien trouvé de mieux que de lui dégonfler les quatre pneus. Nul n’est censé ignorer les us et ses exceptions !
Si les chauffeurs de tuk-tuks connaissent ces règles, ils sont investis du pouvoir de les transgresser, moyennant un riel symbolique versé aux gardiens de la paix des trottoirs. La chose est surtout vraie dans la cité des temples, où ils jettent leur machine un peu partout, sur n’importe quel morceau de bitume disponible devant n’importe quel commerce du centre-ville et d’ailleurs. Et il faut alors aux propriétaires du « devant de chez soi » user de nombreux stratagèmes pour parvenir à faire libérer ce bout de route ainsi anarchiquement squatté. La meilleure solution étant de connaître quelqu’un qui connaît quelqu’un. Mais la rémission ne sera que de courte durée. Un chauffeur de tuk-tuk installé dans un quartier revient toujours devant chez celui pour qui la règle du devant chez soi ne s’applique pas en cas de tuk tuk !
Livre d’or
Dans un livre d’or d’un restaurant ayant pignon sur rue, en plein centre de Siem Reap, un touriste a écrit ceci : « Le seul point négatif de votre terrasse est qu’elle donne sur la route occupée par des chauffeurs de tuk-tuk. Ces derniers sont bruyants. Ils écoutent de la musique de leur téléphone et lorgnent les touristes de la gent féminine en émettant des gloussements. C’est très ennuyeux. Ne pouvez-vous donc pas faire quelque chose ? »
La réponse est non, le propriétaire du restaurant ne peut rien faire face à la confrérie des tuk-tuks du centre-ville. Rien de pérenne en tout cas. A leur décharge, le quotidien d’un chauffeur de tuk tuk n’est pas des plus facile et il faut bien qu’ils garent leur engin quelque part en attendant leur client ou en espérant en trouver un.
Toutefois, certains sont prêts à tout pour défendre leur « devant chez eux ». C’est le cas de deux étrangers téméraires, qui ont il y a quelques années fait de l’us khmer leur cheval de bataille. Les deux intrépides tenaient une échoppe de paille sur un bout de terrain qu’ils louaient à la propriétaire de la maison d’en face. Ils se trouvaient donc idéalement placés à quelques mètres de la route des temples, passage obligé de millions de touristes chaque année. Mais voilà qu’un jour, un ministre d’un pays voisin vint en voyage officiel à Angkor. Pour assurer la sécurité de l’homme politique, deux pick-up militaires se garèrent face au commerce des deux étrangers, disons entre la route et leur échoppe.
Ces derniers, connaissant la coutume du « devant chez moi, c’est chez moi », mais oubliant qu’elle ne s’applique pas aux étrangers, tentèrent alors de l’expliquer aux hommes en uniformes. Ces derniers ignorèrent d’abord ces remontrances. Les commerçants s’énervèrent. Gestes déplacés, et insultes ! C’en fût trop pour les préposés à la sécurité, qui comptaient d’ailleurs ne rester que quelques heures sur ce bout de trottoir : ils embarquèrent les deux agitateurs. Voilà nos gardiens des traditions au trou, afin d’y apprendre les coutumes locales et surtout leurs exceptions.
La morale de cette histoire est simple : si « à Rome, on fait comme font les romains, » au Cambodge, il est parfois prudent de ne pas faire comme les Cambodgiens. Surtout quand ces derniers portent des uniformes…
A bientôt Frédéric Amat