Boun Kean EAP dirige l’hôtel Indépendance de Sihanoukville pour le compte du groupe Dara Hotels. Le Franco- Cambodgien est aussi le Président, depuis août dernier, de l’association des hôteliers de Sihanoukville, CHA.
Arrivé en 2013 et fort d’avoir largement développé l’hôtel en termes de fréquentation, Boun Kean EAP a aussi vécu les périodes dites « russe et chinoise » de la ville, le choc économique qui a suivi leur départ et enfin le COVID.
Loin de baisser les bras là ou beaucoup d’autres auraient pu avoir la tentation d’abandonner, Boun Kean, formé en France, a su encaisser au coup par coup et se préparer pour la reprise du secteur, une reprise dit-il, qui doit d’abord absolument passer par la clientèle locale.
Fier de faire visiter son établissement qui accueille près de 200 clients pour ce weekend d’octobre, le Franco-Cambodgien se rappelle ses débuts et confie à plusieurs reprises à quel point, malgré ce qui a pu se dire, les Chinois et les circonstances qui ont entouré leurs investissements massifs, ont créé des opportunités uniques dans la ville autrefois bohème.
CM : Pouvez-vous nous rappeler qui est Boun Kean EAP ?
Je suis né au Cambodge, dernier enfant d’une famille nombreuse cambodgienne et originaire de Battambang. Mon arrière-grand-père était chinois. Après la prise du pouvoir par les Khmers rouges, nous avons pu fuir fin 1975 pour nous réfugier en Thaïlande et ensuite, en ayant obtenu le statut de réfugié, les enfants sont partis vers la France et d’autres sont partis au Canada.
J’ai eu la chance d’être adopté par une famille française à l’âge de 12 ans, car mes parents étaient restés en Thaïlande pour retrouver les membres de notre famille. Ce qui explique que le Français est une langue que je maîtrise bien mieux que le Khmer.
CM : Quelle est votre formation ?
J’ai intégré la prestigieuse Ecole hôtelière de Paris Jean Drouant pour devenir cuisinier. Au bout de quelques années, j’ai obtenu un BTS spécialisé dans la gestion culinaire et d’hôtellerie. Durant mes études, j’ai effectué beaucoup d’extras au sein des restaurants et hôtels de luxe. Ensuite, j’ai débuté ma carrière professionnelle en France dans les bars à vin et des restaurants avant d’intégrer plusieurs hôtels. Mais l’expérience qui me marquera le plus sera mon séjour chez Lenôtre à Paris.
« Au début, j’étais plutôt orienté vers la cuisine. Mon grand-père adoptif avait été chef sur l’Orient Express et ma grand-mère adoptive m’a donc beaucoup bercé avec ces souvenirs et cette ambiance »
Vers 1996, je me suis mis sur une liste d’attente pour une expatriation et j’ai été retenu pour intégrer le Cambodiana de Phnom Penh qui était sous l’enseigne Sofitel à l’époque. J’étais un des premiers franco-khmers à travailler au sein de cet établissement. C’est là que j’ai rencontré Luu Meng et Arnaud Darc avec qui j’entretiens des relations de grand respect aujourd’hui. Je peux dire aussi que ces années au Cambodiana furent difficiles, mais exceptionnelles.
CM : Parlez-nous de votre retour dans votre pays natal
Mon retour au Cambodge a été d’abord un grand choc culturel. Je suis arrivé avec une expérience d’hôtellerie de luxe et, dans ce domaine, tout était à faire dans ce secteur au Cambodge en particulier pour la formation, tout était très perfectible et ce fut un réel défi.
J’ai quitté le pays quand j’avais douze ans. Quand je suis revenu, le pays montrait une envie de sortir de ces années de guerre et de redevenir prospère. Effectivement, je suis retourné à Battambang, il fallait douze heures pour s’y rendre. J’ai pu revoir la maison familiale qui était devenue un magasin de photos. Oui, le choc émotionnel fut très fort.
CM : Dans quelles circonstances avez-vous pris la direction de l’hôtel Indépendance ?
J’ai eu la chance d’être sollicité alors que je travaillais au Vietnam depuis cinq ans. En effet, après mon expérience au Cambodiana, j’avais travaillé en Chine et d’autres pays d’Asie. Je suis donc revenu en décembre 2013 pour prendre mes fonctions de directeur général. À l’époque, Sihanoukville était encore la campagne. J’étais impressionné par le nombre de Russes qui s’y trouvaient et bon nombre d’entre eux étaient clients de l’hôtel, car nous étions un peu isolés avec une jolie plage privée et cela leur plaisait.
La clientèle se répartissait entre Occidentaux pour 50 %, Cambodgiens à 10 % et touristes internationaux à 40 %.
Il y avait un grand besoin de formation du personnel. Recruter était difficile, il n’y avait pas d’école hôtelière à Sihanoukville donc nous avons dû embaucher des gens sans formation ou peu. Ensuite, cela s’est amélioré avec l’école Don Bosco.
De 2013 à 2017, nous sommes parvenus à doubler le chiffre d’affaires. Le groupe Dara, en charge de l’indépendance Hotel et plusieurs autres établissements dans la capitale, m’a ensuite demandé de venir à Phnom Penh. Et, je suis revenu ici il y a deux ans.
CM : Combien d’employés avez-vous ?
À temps plein, 300 employés travaillent dans l’hôtel. Mais, avec la crise, nous avons dû réduire de moitié.
CM : Parlez-nous de cet afflux massif de Chinois avant janvier 2020
En 2019, l’hôtel était complet en quasi-permanence avec une clientèle chinoise à 85 %.
Je dois avouer qu’à l’époque, je me posais quelques questions sur l’avenir de Sihanoukville. C’était ambigu, il y avait certes cette arrivée massive de Chinois, mais ils étaient les seuls à avoir apporté des investissements conséquents. Aujourd’hui, je pense que Sihanoukville est en passe de devenir une destination très fréquentable, voire de grande qualité. Je pense même que son image va s’améliorer de plus en plus et qu’elle deviendra même bien plus flatteuse que celles des années avant les investissements chinois.
« Quoi qu’on puisse penser, il est temps de réaliser que la ville dispose aujourd’hui d’infrastructures de qualité. Sihanoukville peut devenir une très belle ville et une destination touristique de premier plan »
Effectivement, avec la fermeture de certains casinos en ligne et l’exode chinoise qui a suivi, notre activité s’en est fortement ressentie. Toutefois, j’étais redevenu optimiste, car je pense qu’aujourd’hui, c’est différent. La ville est restée en chantier pendant deux ans et nous avons l’occasion de bénéficier des infrastructures sans les inconvénients d’une masse de visiteurs difficiles.
CM : Ensuite, vous avez dû affronter la pandémie…
De mars à juillet, nous avons été frappés par le Covid, trois périodes de fermetures, et la fréquentation s’est effondrée. Nous avons gardé notre personnel, mais en mettant en place un système de chômage partiel pour 50 % de notre équipe. Mais, chacun a conservé son contrat de travail.
Aujourd’hui, je peux dire que nous sommes prêts. Et, je suis assez fier que nous soyons un établissement pilote pour cette reprise. Nous avons préparé notre hôtel dans le cadre de cette nouvelle normalité avec plus d’une quinzaine de stations de prise de température et désinfection des mains, un fléchage, des consignes bien mises en évidence et bien sur l’exigence de vaccination.
J’ai eu quelques craintes au début que ces contraintes repoussent un peu les clients, mais, au contraire, ils se sentent rassurés. Ils ont pris cela comme une garantie de sécurité sanitaire supplémentaire et c’est très bien perçu.
Concernant nos employés, ils ont tous reçu leur deuxième dose de vaccin.
CM : Concernant l’état de la ville, quels sont les aspects positifs et ceux qui le sont moins ?
On peut dire que nous avons été fermés pendant presque dix-huit mois, mais les travaux dans la ville se sont poursuivis et à présent, la ville est prête à accueillir les touristes. Nous pouvons bénéficier de ces routes neuves, des éclairages publics le long des plages, ces grandes promenades et des installations sanitaires de bonne qualité. Il existe aujourd’hui plusieurs stations d’épuration, trois sont en activité et quatre autres sont en construction.
Concernant les grandes constructions inachevées, je suis de nature très optimiste. Sur ces bâtiments inachevés, j’estime qu’il y en a au moins 20 % pour lesquels les travaux continuent. Donc, ces établissements verront le jour. Pour ceux qui ne sont pas achevés ou en situation litigieuse, je crois qu’il y a des négociations en cours avec les autorités ou entre promoteurs et je serais étonné que cela n’aboutisse pas. N’oublions pas que ces terrains et constructions ont une valeur immobilière qui n’est pas négligeable et je pense que les choses vont avancer, c’est dans l’intérêt de tout le monde.
On peut critiquer les investissements chinois, mais il faut reconnaître qu’ils ont déversé plusieurs milliards de dollars dans la province et que cela a permis d’avoir aujourd’hui ces infrastructures largement susceptibles d’améliorer la destination.
CM : Quelle est votre stratégie pour la reprise ?
Je pense que nous sommes en pleine phase de restructuration et que les autorités provinciales vont dans le sens de cette modernisation mieux contrôlée de notre ville balnéaire. Encore une fois, je suis très optimiste et la ville a, malgré toutes ces péripéties, gardé voire amélioré son potentiel comme destination, mais aussi comme opportunité d’investissement.
« Je souhaite me concentrer sur la clientèle locale. Il est encore trop tôt pour espérer une affluence sensible de visiteurs étrangers dans les deux mois qui viennent »
La clientèle cambodgienne est un créneau intéressant, car ce sont des gens qui représentent une réelle force économique dans notre secteur et dans notre segment.
Nous nous destinons à une clientèle qui a le moyen bien sûr, mais nous avons rendu notre établissement plus accessible en baissant nos prix de 20 à 30 %. Cela nous permet d’élargir notre gamme et de proposer des tarifs tout à fait accessibles à la classe moyenne, mais aussi à une clientèle plus exigeante. Nos prix vont de 80 à 800 $ par nuitée.
Nous allons aussi développer nos activités de loisirs, proposer des promenades guidées à vélo par exemple, et nous orienter également vers l’écotourisme, car nous sommes un « grand espace vert “.
Ce weekend par exemple, nous avons près de 200 clients, avec 10 % d’expatriés, nous sommes loin des « joueurs de casinos » des années précédentes.
CM : Vous êtes aussi président de l’association des hôteliers de Sihanoukville
Sur Sihanoukville, nous avons une quinzaine d’hôtels affiliés. C’est une association qui doit conserver son statut d’entité cambodgienne. Nous avons une réunion mensuelle assez productive. Nous nous concertons, échangeons nos idées en matière de marketing, sécurité et autre et diffusons les informations essentielles de notre secteur. Nous communiquons ensuite avec l’association de Phnom Penh au sein de laquelle je siège également, toujours avec beaucoup d’optimisme…
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