À l’occasion de la projection du film ANGKAR samedi dernier à The Factory Phnom Penh, retour sur une œuvre forte de la réalisatrice Neary Adeline Hay.
L’Europe contemporaine a grandi avec le devoir de mémoire. À la tragédie de la Seconde Guerre Mondiale, à l’horreur de la Shoah, le Vieux Continent a répondu en créant l’obligation morale de se souvenir, d’enseigner, et de transmettre :
« Là-bas dans les plaines allemandes, » écrivait Simone Veil dans son autobiographie, « s’étendent désormais des espaces dénudés sur lesquels règne le silence ; c’est le poids effrayant du vide que l’oubli n’a pas le droit de combler et que la mémoire des vivants habitera toujours. »
Au-delà des plaines du Cambodge, et malgré les efforts entrepris — par la conservation du camp S-21 de Toul Sleng, par la mémorialisation des « champs de la mort » de Choeung Ek, et l’incroyable travail documentaire réalisé par Rithy Panh, le poids écrasant du silence domine encore trop souvent les esprits.
C’est cette « omerta » que la réalisatrice franco-khmère Neary Adeline Hay a cherché à briser à travers un film personnel et touchant qui raconte le retour de son père Khonsaly au village où il fût, 3 ans, 8 mois, et 20 jours durant le prisonnier des Khmers rouges, à la rencontre de ses bourreaux – l’un soldat, l’autre espion, le troisième égorgeur…
Un village qui n’est pas indiqué sur les cartes, que le père et sa fille ont dû retrouver à force de mémoire – un village que l’on découvre dans ce film.
« C’est comme un frère qui aurait tué son frère » disait Neary Adeline Hay lors de la première projection du film en 2018. « Et puis, des années durant, la famille refuse d’en parler, rien ne se dit. »
À l’origine de ce silence, postule-t-elle dans le film, il y a une forme de « honte collective, » car, encore une fois, « ce sont des Khmers qui ont tué des Khmers. » Alors, pour Neary Adeline Hay, le travail de mémoire n’a pas été fait – ou pas suffisamment.
« Aujourd’hui, le pays est dans une volonté de se projeter en avant, dans sa modernité, dans son développement. Ce travail de mémoire qui aurait dû être fait immédiatement après, il n’a pas été fait, il n’y a pas eu de soutien psychologique (…) »
À cet impératif de développement économique, note la réalisatrice, s’ajoutent des raisons culturelles :
« la population cambodgienne est très pudique, le rapport à la parole n’est pas le même qu’en occident. »
Et de parler de son expérience personnelle : « J’ai grandi en France, je voyais tout le monde pleurer les morts, et en même temps personne n’en parlait, on me faisait signe de me taire, comme s’il ne fallait rien révéler, alors que nous n’étions qu’entre nous. » Quid de la jeune génération ? La parole va-t-elle se libérer ? « Notre responsabilité à nous la jeunesse cambodgienne est de poser la question, » insiste Neary Adeline Hay.
« Nos parents ont le droit de ne pas vouloir répondre, mais si nous ne posons pas la question nous devenons complices de ce silence. »
Accepter cette libération de la parole, dit-elle, a un effet cathartique. « Je me suis rendu compte lors des projections que beaucoup de Cambodgiens qui ont vécu ça se mettent à parler finalement, comme si à partir du moment où il y avait une légitimité à parler en tant que victime, la parole peut s’établir à nouveau.»
Et de conclure : « Bien sûr, c’est important d’être ancré dans le présent, » mais il ne faut pas pour autant oublier ses racines. Et pour les Cambodgiens, ces racines, « ce n’est pas que les temples d’Angkor. C’est aussi ce drame. »
Texte par Hugo Roussel
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