Ravynn Karet Coxen est la créatrice de la » Nginn Karet Foundation for Cambodia, un programme qui vient en aide aux familles des villages reculés de Banteay Srei.
À travers l’école de danse Buppha Devi, la fondation dispense aussi un enseignement artistique permettant à de jeunes Cambodgiennes et Cambodgiens de renouer profondément avec leur culture, mais aussi de s’assurer un avenir. Belle femme élégante et passionnément motivée par le désir de réussir un challenge difficile dans un royaume bousculé par son histoire tragique et un développement parfois chaotique, Ravynn Karet Coxen raconte les raisons de son engagement, sa nostalgie du Cambodge des années soixante et sa passion pour le Ballet Royal, pour la princesse Buppha Devi.
Entretien :
Si beaucoup de Cambodgiens et autres amoureux de la danse traditionnelle connaissent votre travail, on en sait moins sur vous. Pouvez-vous nous parler de votre parcours personnel ?
Je suis née au Cambodge d’un père Cambodgien, au sein d’une famille privilégiée qui a aussi joué un rôle clé dans l’histoire du royaume. Mon père était ingénieur géomètre, et avait pour mission de sécuriser la situation du temple de Preah Vihear à la Cour Internationale de La Haye en 1962. Ma mère était d’origine suisse, fille du grand maître du mouvement abstrait Gérard Schneider dont la France a honoré la mémoire. J’ai passé toute mon enfance à Phnom Penh, ma ville natale donc, avec, par intermittence, des voyages en Europe à Bangkok, à Hong Kong et à Tokyo. Nous avons eu, mes deux frères, mes deux sœurs et moi, une enfance dorée jusqu’à l’exil entre Paris, Genève et Lausanne. J’ai ensuite rencontré mon époux, d’origine britannique. Nous avons vécu la première année à Londres puis à New York pour environ cinq ans. Puis de retour de Londres, nous avons habité Paris pendant quatre années avant de nous installer définitivement en Angleterre pour assurer l’éducation anglaise de notre fille unique.
Après 22 ans d’exil, j’ai eu l’immense bonheur, en 1992, de revenir au Cambodge, ma mère patrie, la terre de mes ancêtres paternels.
« C’est seulement à ce moment-là que j’ai réalisé combien j’étais, dans un sens, égoïste et lâche d’avoir voulu fermer les yeux sur le drame terrifiant qu’avaient vécu et que vivaient encore mes compatriotes, un destin tellement plus tragique que le mien »
J’avais été injustement arrachée à merveilleuse existence et je vivais alors au sein d’un milieu privilégié, avec une certaine insouciance. C’est seulement lors du retour au pays que j’ai réellement pris conscience de la violence du terrible drame initié par les Khmer rouges. Ils avaient massacré, mais aussi vidé la nation de toute son âme. Quelque part, je me suis dit que je devais faire quelque chose, d’une part parce que je me disais que nous avons tous quelque chose à accomplir, et d’autre part, parce que je ne pouvais pas laisser mon pays sans y apporter ma contribution, aussi modeste pouvait-elle être.
Avez-vous vécu la période du Sangkum ?
Oui, puisque je suis née en 1951 est nous avons dû partir en exil en 1970. Le Sangkum était l’époque du doux sourire khmer, dans la plus belle ville du Sud-est asiatique, la perle de l’Asie, avec de belles avenues bordées de flamboyants et de frangipaniers, des superbes maisons coloniales, une remarquable architecture, du stade aux universités, au théâtre, au marché, etc… Phnom Penh était une capitale si attrayante que Lee Kuan Yu s’en est inspiré pour modeler Singapour. Ce Cambodge de l’époque du Sangkum était trois fois plus développé que la Malaisie. Le royaume n’a jamais été un pays pauvre, il était riche en ressources naturelles et était exportateur. Je me demande souvent en voyant la Malaisie ce que le Cambodge aurait été si….
Vos impressions sur le Cambodge d’aujourd’hui ?
C’est bien entendu un nouveau Cambodge. Je pense que quelque part, l’âme khmère se consolide à nouveau et c’est absolument crucial. Le Cambodge doit retrouver pleinement ses coutumes et ses traditions que les Khmers rouges ont tenté d’éradiquer. Je suis remplie d’espoir et très positive, car la jeune génération semble très fière de son héritage culturel. J’espère qu’elle est consciente de l’immense valeur de cet héritage et qu’il ne faut pas tenter de lui donner une valeur » marchande »… la tradition doit être transmise de génération en génération et c’est notre devoir à tous de s’en assurer. Si je voulais illustrer mes propos par une image, je dirais que nous avons remis notre colonne vertébrale et que, maintenant, il faudrait se mettre debout et ne plus s’appuyer sur des cannes.
Où vivez-vous la plupart du temps quelles sont vos activités ?
Je me rends au Cambodge deux à trois fois par ans pour cinq à six semaines afin de suivre les programmes sur le terrain. Quand je ne suis pas au pays, je suis en contact journalier par mail, Skype ou par téléphone. Le reste du temps, je réside entre Londres et ma maison de campagne dans les Cotswolds. En Angleterre, avec mon époux, nous avons aussi un programme social très chargé lors des « saisons » avec Ascot, Wimbledon, Henley et Gleinbourne. Nous faisons également des petits sauts réguliers en Europe et ailleurs. Nous passons nos étés en famille, en Méditerranée depuis que notre fille unique nous a donné deux craquantes petites filles. J’essaye de faire de mon mieux pour m’en occuper aussi, car elles grandissent beaucoup trop vite, et je ne veux pas regretter de ne pas avoir profité de ce magnifique cadeau du ciel.
D’où vient votre passion pour la danse et le ballet royal ?
C’est inexplicable, cela doit être dans les gènes ! C’est une passion qui me coule dans les veines et au plus profond de moi. La musique classique du Pin Peat traditionnelle ainsi que de regarder les mouvements sinueux, presque hypnotisant, me remplissent d’émotion au plus profond de mon âme. C’est ainsi depuis que je suis très jeune alors que je suivais des cours de danse au Palais Royal.
Quelles sont les motivations qui vous ont poussé à ouvrir l’école de Bantei Srei, à créer cette fondation ?
Pendant huit ans, nous avons travaillé sans relâche sur le terrain pour assurer une vie digne et une certaine auto-suffisance auprès des 2828 familles des quatorze villages les plus démunis et les plus reculés de Banteay Srei, nous avions décidé, avec nos membres de la fondation anglaise et de ses branches américaines et françaises, de répondre à la demande pressante des familles qui réclamaient une école de danse et de musique.
C’était après avoir projeté le film « Apsara » de SM le Roi Père dans les villages afin de pouvoir les reconnecter quelque part avec leur passé. Ce fut un grand moment chargé d’émotion, les anciens étaient en larmes, pleuraient une époque perdue. Après deux ans, nos officiers en charge de l’hygiène, de la santé, de l’agriculture, de l’éducation, et d’autres de nos programmes, sont tous venus me dire combien l’attitude des villageois avait changé. Ils semblaient s’être réconciliés avec les valeurs familiales, traditionnelles et culturelles. Ils avaient changé d’attitude, étaient beaucoup plus présents et positifs.
Je me suis dit alors que, si je devais recréer un Conservatoire, je retravaillerais étroitement avec les familles et les autorités locales. C’est la meilleure méthode pour obtenir un aussi bon résultat, car la confiance gagnée au fil du temps joue un grand rôle. J’ai aussi pris conscience de l’importance de la musique et de la danse pour se réconcilier avec les valeurs, mais aussi pour aider à supporter les traumatismes et les souvenirs douloureux. J’ai décidé plus tard de faire une tournée de trente artistes de notre école aux USA pendant six semaines, avec dans l’esprit de relier les Khmer américains à leur terre natale, durant Pchhum Ben (la Toussaint cambodgienne).
Ces familles d’exilés sont, pour la plupart de même souche paysanne que nos élèves. Nous avons été en communion très étroite avec ces familles cambodgiennes dans les pagodes. Nous avons aussi profité de notre voyage pour donner des représentations dans des théâtres prestigieux, avec énormément de succès. J’ai aussi réussi à organiser des ateliers avec le Boston, Washington, Los Angeles Ballet Compagnies. Ainsi qu’avec le New York Dance Institute. Ces professionnels se sont dits très impressionnés par le contrôle du mouvement et du rythme, et par la discipline de nos jeunes artistes.
Parlez-nous un peu de cette école, quels recrutements, quels types d’enseignements ?
Au Cambodge, c’est le tout premier Conservatoire rural et, de plus, il se trouve dans le cœur de l’héritage culturel khmer, Banteay Srei. Ce n’est pas une école de danse pour simplement apprendre à danser. Le Conservatoire instaure une discipline où chaque danseur est tenu suivre les classes académiques, jusqu’à l’équivalent du baccalauréat, ainsi que de suivre cinq jours par semaine, et à raison de quatre heures par jour, une discipline classique, folklorique et/ou musicale. Les enseignants viennent de Siem Reap et sont aussi très motivés et très professionnels.
De surcroît, nous leur enseignons l’Anglais, la peinture, la morale « Chbap Srey, Chbap Pros » ainsi que d’autres disciplines artistiques comme la danse contemporaine et le théâtre. En 2009, nos artistes ont été présentés à Sa Majesté le Roi. Leur performance fut telle que je les ai sentis guidés par les esprits d’Angkor. C’est alors que j’ai pensé qu’ils pouvaient être dignes du soutien de Son Altesse Royale, la Princesse Buppha Devi. Deux ans auparavant, alors qu’elle était ministre de la Culture, je lui avais demandé de donner sa bénédiction au conservatoire et de le nommer après elle. Elle m’avait répondu favorablement.
Un peu plus tard j’ai eu un dilemme : Comment leur donner une identité bien spécifique pour ne pas devenir une copie fade ? C’est à ce moment que je me suis remémoré un voyage à Kiev durant l’époque communiste. J’avais visité une église orthodoxe, qui était d’une incroyable beauté, mais comme figée dans le temps, abandonnée et presque trahie par ses propres fidèles.
L’atmosphère était d’une froideur et d’une tristesse désolantes. Six ans plus tard, je raccompagnais mon époux à Kiev et j’ai voulu revoir cette Église qui, cette fois-ci, dégageait une douceur avec une énergie remplie de beauté et d’amour. J’ai alors compris combien, à travers les prières, les chants et les communions, la force de la foi lui avait redonné vie.
J’ai ressenti la même chose lorsque je suis revenue à Angkor. Et, un jour que j’accompagnais les artistes au Bayon pour leur expliquer leur héritage à travers les fresques, j’ai tout de suite compris que je devais rattacher ces jeunes artistes à la terre sacrée d’Angkor. J’ai donc ajouté une dimension spirituelle à notre Conservatoire à travers la danse classique en dédiant des rituels sacrés et danses dans les temples d’Angkor. Nous l’avons fait au sein de trente et un temples à ce jour, au Cambodge, mais aussi au Laos. À cet effet, j’ai créé des costumes blancs. Traditionnellement, cela ne se faisait pas, car le blanc au Cambodge est la couleur du deuil. J’ai donc demandé l’autorisation à notre Marraine la Princesse Buppha Devi en expliquant que ces costumes ne seraient utilisés que pour les rituels sacrés par des danseuses à l’âme pure.
J’ai utilisé du tissu de moustiquaire, comme un symbole de protection contre la malaria. Aussi, afin de rester en harmonie avec l’origine et le milieu humble des danseuses, j’ai innové avec les costumes. Pour cela, j’ai gardé les formes et les couleurs spécifiques de chaque rôle. Cependant, les couronnes traditionnellement confectionnées en plaqué or sont, cette fois-ci, confectionnées par les artistes elles — même à l’aide de feuilles de palmier tressées, un hommage au palmier à sucre, le symbole national du Cambodge.
Même démarche avec les masques qui sont confectionnés par les artistes de la troupe. Enfin, j’ai tenu à garder la fraîcheur et la beauté de nos danseuses. Elles ne portent donc pas de maquillage. Enfin, nous commençons toujours nos spectacles par une méditation, une prière, des appels à l’esprit de la danse et de la musique.
Vous ne souhaitez pas que vos petites danseuses deviennent des « attractions de restaurant ». Quels sont les débouchés que vous envisagez ?
Je pense sincèrement que c’est irrespectueux envers la danse classique khmère, qui a une résonance sacrée et est inscrite au Patrimoine immatériel à l’UNESCO. On ne peut pas la mettre à toutes les sauces avec des danseuses formées à la va-vite, trop maquillées, avec des costumes imitant tristement ceux du Ballet Royal et proposant des » show’ dans les restaurants où les clients ne sont pas des spectateurs attentionnés.
« On en fait une banalité et cela m’est très douloureux »
Cet art sublime de la danse classique ne devrait être interprété que par des danseuses de haut niveau, qui auraient passé un examen strict dans des lieux qui inspirent la révérence. Par contre, proposer la danse folklorique, qui est un divertissement, dans les restaurants pour touristes, ne me choque pas.
Ce que je désire pour mes danseuses et musiciens est un bel avenir d’artiste professionnel, la concrétisation de leurs rêves. Je souhaite qu’ils puissent comprendre qu’il faut une réelle passion, de la détermination et beaucoup de travail pour atteindre la perfection. C’est seulement à ce moment là qu’ils seront appréciés et respectés en tant qu’artistes professionnels. Je leur répète sans arrêt qu’ils doivent mettre toute leur âme, tout leur cœur et toutes leurs forces s’ils veulent y parvenir, on n’obtient rien gratuitement.
Parlez-nous des grands moments que vous avez pu vivre avec vos danseuses, votre meilleur souvenir ?
En 2009, Sa Majesté le Roi Sihamoni avait exprimé le désir de voir évoluer la troupe. J’avais préféré emmener les danseuses pour les présenter à Sa Majesté à Phnom Penh. Nous avions été reçus à Chanchhaya, la splendide salle de danse où je dansais aussi lorsque j’étais jeune. Mais… j’avais oublié que les jeunes artistes n’étaient jamais sortis de leurs villages, ils ne connaissaient ni l’électricité ni l’eau courante.
Une fois a Phnom Penh, chez une amie qui nous avait très généreusement prêté sa villa, ils étaient pétrifiés à l’idée d’utiliser des toilettes modernes et lorsque nous les avons baladés dans les rues de la capitale le soir, ils étaient vraiment attendrissants, bouches bées devant ces milliers de lumières.
Mais le plus drôle fut lorsque nous sommes arrivés à la salle de dance pour répéter avant l’arrivée de notre monarque, ils sautillaient comme des petites sauterelles, car le tapis leur chatouillait les pieds. L’autre adorable petit épisode était celui de notre plus jeune danseuse qui avait à l’époque trois ans et qui suivait du regard sa grande sœur en classe de danse.
Elle me tirait sur mon sampot et me disait »… Om, je voudrais un keben rouge pour danser et monter là-haut avec les danseuses… ». Mais, une fois vêtue de son costume de répétition, elle s’est endormie profondément. Bien sur nous avons des tonnes d’expériences très jolies et amusantes : lors de notre tournée de six semaines aux États Unis, il a fallu gérer trente artistes mineurs et cinq professeurs qui ne parlaient pas un mot d’Anglais… C’était assez folklorique. Ils ne comprenaient pas pourquoi il leur fallait mettre des ceintures de sécurité, ils n’aimaient pas les menus du vol, il leur fallait leur riz blanc… En atterrissant à l’escale de Hong Kong avant New York, ils étaient en transe, car voyaient l’avion survoler la baie et pensaient que nous allions atterrir dans l’eau !
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