Pol Pot a-t-il lu 1984, le roman de George Orwell ? Cet ouvrage philosophique dans lequel les idéologies ont triomphé des individus est paru en 1949, date à laquelle Pol Pot, alors encore Saloth Sar, vient d’arriver à Paris où il va rester 5 ans.
Mes Chers parents, Angkar et le Big Brother d’Orwell
Coïncidence
Coïncidence ou non, la plupart des théories d’Orwell mises en place par la machine Big Brother se retrouve quasi à l’identique dans le fonctionnement de l’Angkar, cette « machine khmère rouge », comme l’écrit Rithy Panh*.
Dans 1984, Winston Smith, le héro du roman, vit sous la dictature d’un Parti unique dictatorial. Le chef de ce Parti nommé Angsoc pour socialisme anglais, s’appelle Big Brother. On y trouve quatre ministères (Vérité, Paix, Amour, Abondance) et trois slogans : « La guerre c’est la paix », « La liberté c’est l’esclavage », « L’ignorance c’est la force ». La destruction ou l’inversion des valeurs est l’un des éléments fort de 1984. Un seconde particularité de ce roman est que le totalitarisme est entretenu par un conditionnement rendu possible grâce à une propagande dispensée dans un nouveau langage, qu’Orwell appelle la novlangue. La transformation de la société passe obligatoirement par une langue moderne qui va rendre impossible toute forme de critique du pouvoir.
Embrigadement
Pour arriver à ses fins le Parti unique de 1984 va embrigader les enfants, leur demandant de surveiller et de dénoncer leurs parents.
Il est troublant de constater que Pol Pot n’a rien fait d’autre que d’appliquer ces procédures à la lettre. Un peu comme si le roman d’anticipation avait servi de guide pratique à la mise en place de son régime génocidaire…La révolution khmère rouge a immédiatement cherché à détruire la mémoire, la parole, la pensée. Phnom Penh a été évacuée quelques heures seulement après l’entrée des troupes de Pol Pot dans la ville. Rayer le passé d’un peuple, ses traditions et sa culture lui permettait de bâtir un « monde meilleur » fait d’hommes nouveaux, nommés les Khmers sât. Sât signifie pur, qui n’a pas été corrompu par le contact avec l’ennemi, l’étranger. Et des ennemis, l’Angkar en produisait autant que ce qu’il en éliminait. Le peuple entier était devenu un ennemi tant qu’il n’était pas purifié !
Destruction
Les papiers d’identité et la monnaie ont été détruits. Les sarongs interdits pour les femmes et leurs coiffures similaires, coupe au carrée pour toutes. L’uniforme des cadres du parti de 1984 est bleu. Celui des Khmers rouges est noir. Les habitants des villes sont devenus, dans la novlangue khmère rouge, « le nouveau peuple » en opposition à l’ancien, celui des campagnes. Cela permettait de créer une opposition propice à l’anéantissement des repères culturels. Plus de propriété individuelle. Plus de religion. Il existe deux partis chez Big Brother, le parti intérieur, la classe dirigeante et le parti extérieur, la classe moyenne. Le premier surveille le second et le punit au moindre écart. « À te garder nul profit ! À te détruire, nulle perte ! », disait le slogan khmer rouge pour justifier la mort d’innocents.
Emprisonnement
L’emprisonnement à S-21 sous l’Angkar devenait une « convocation à une cession d’études ». Et sous Big Brother, on était amené au ministère de l’amour pour y être rééduqué. Sous Pol Pot, on ne disait plus tuer mais « détruire ». Et sous l’Angsoc d’Orwell, on vaporisait ses ennemis. L’Angkar ananas disaient les Khmers rouges pour signifier que le Parti avait des yeux partout. Ces yeux sont les télécrans dans 1984. On pourrait multiplier les analogies à l’infini. Sans parler de cette obsession commune pour le rendement économique.
François Bizot, dans son livre Le Portail, raconte une anecdote glaçante. Alors qu’il est attaché par une chaîne reliant sa cheville à un poteau, il voit arriver une enfant qui assiste à l’assassinat de son père par les Khmers rouges. Puis, cette enfant va suivre, soirs après soirs, des séances d’embrigadement des heures durant. Bizot pense s’en faire une alliée. Or, un jour, elle le voit tenter de desserrer son lien et elle va immédiatement avertir un garde. Il n’aura fallu que quelques mois à l’Angkar pour lui faire perdre son humanité. Dans 1984, c’est le fils d’un voisin et ami de Winston Smith qui dénonce son père pour « crime par la pensée ». Sous les Khmers rouges les familles ne parlaient plus ensemble pour éviter que les enfants ne répètent ce qu’ils avaient entendu ou les mots employés qui pourraient trahir leur appartenance sociale passée.
Pour arriver à cela, il faut que l’homme devienne une machine. Il faut supprimer les sentiments, à commencer par les relations familiales. Pol Pot a voulu casser les liens familiaux, interdisant le moindre signe d’affection tout comme Big Brother interdit les relations d’amour autre que pour la procréation.
Langue démocratique
Il serait trop long à détailler comment Pol Pot a voulu changer le langage pour enlever aux mots toute connotation sentimentale. Pour en faire une « langue démocratique pour une société démocratique ». Maman devenait « Camarade mère ». On ne disait plus manger (niam bai ou si bai) mais haup, avaler, pour supprimer la connotation de plaisir. Le langage militaire a également pris le dessus. Le village devenait ainsi « le champ de bataille arrière », supprimant la notion de communauté. Des mots nouveaux étaient inventés comme celui de Kamaphibal qui désignait le cadre khmer rouge. Pour Soth Polin, auteur cambodgien expatrié aux Etats-Unis, dans les slogans communistes de l’époque, « les assonances et le rythme tombent si parfaitement en khmer qu’ils s’admettent sans même y réfléchir. Jamais l’arme terrible qu’est le langage humain n’a montré une efficacité aussi satanique. Le verbe khmer rouge a bien provoqué une apocalypse », écrit-il en 1980 dans un article publié au journal Le Monde.
Angkar et Big Brother
Si Angkar et Big Brother avait beaucoup en commun, il y a tout de même un élément de taille qui diffère. Big Brother prend la forme d’un visage humain pour le représenter. Sa photo est partout dans 1984. Son image permanente.
Pol Pot, lui, n’apparaissait jamais. Il n’était pas connu. C’était l’Angkar qui ordonnait, décidait tout. Le propre frère de Pol Pot ne faisait pas partie des dirigeants khmers rouges. Il n’était qu’un paysan parmi d’autres sous le Kampuchéa démocratique. Il raconte qu’un jour de 1977, soit deux ans après la prise de pouvoir de Pol Pot, un homme est venu accrocher un portrait dans le réfectoire où il mangeait. Ce portrait, c’était celui de son propre frère, Frère numéro 1 ! Il ne l’avait jamais su avant ce jour. La seule chose qu’il connaissait, c’était l’Angkar ! Big Brother vous regarde !
A bientôt, Frédéric Amat
*La machine Khmère rouge, de Rithy Panh et Christine Chaumeau – 2009 chez Flammarion
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