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Chronique : Mes chers parents, sous la lune, le karaoké

Mes chers parents, je pars. Cette campagne, je l’aime mais je pars. C’est décidé, je déménage. Je crois qu’un étranger peut se faire à tout au Cambodge. A tout sauf au bruit. C’est mon cas.

Vacarme

Et c’est ce vacarme perpétuel qui me fait quitter ce nid entouré de rizières. Tout a commencé il y a quelques mois. Le membre de la famille d’un villageois est venu s’installer sur un terrain non loin de ma maison avec sa femme et ses deux filles. Il avait gagné quelque argent en spéculation immobilière comme beaucoup de monde dans ce pays. Une fois sa maison construite, le bonhomme s’est installé sous les pilotis et a sorti son karaoké de salon. Je pensais que c’était là une fête comme on en fait pour les pendaisons de crémaillères. Sauf que cette soirée se répète inlassablement chaque jour à partir de 17 heures et se termine, au mieux, après 23 heures. A début, il était seul avec son épouse à massacrer les sirupeux tubes locaux. Puis, ce karaoké de salon est devenu le rendez-vous à ne pas manquer de toute une faune de tueurs de chansonnettes, venue des environs et qui se rassemblent ici au crépuscule. Chacun amène son carton de bières. Et le son monte inéluctablement au fur et à mesure que la glacière se vide.

Mes chers parents, sous la lune, le karaoké

Mes chers parents, sous la lune, le karaoké


L’avis de Ta Sâr

J’en ai discuté avec mon vieil ami Ta Sâr. Comme souvent avec lui, le débat sur le tapage nocturne et le respect de la vie privé a pris une tournure philosophique passionnante, en l’occurrence sur un thème récurent au bac : la liberté des uns commence là où s’arrête celle des autres.

Ta Sâr est allé me chercher un petit livre en français qui énumère les diverses revendications des manifestants de 1968 et surtout les slogans célèbres comme : « sous les pavés la plage ». Mais c’est un autre slogan que m’a fait lire mon ami, tout aussi connu : « Il est interdit d’interdire ! » Puis il m’a posé la question : « connais tu l’étymologie d’interdire ? Elle est intéressante à plusieurs titres. Interdire vient de deux mots : dire et entre. Interdire c’est dire entre nous les choses que nous ne devons pas faire. Une communauté, une ville, un pays a édicté nombre de règles qui ne seront pas forcément les mêmes ailleurs. Ils ont dit entre eux, entre habitants, entre citoyens, ce qu’il était bon ou pas de faire. Le problème, c’est qu’au Cambodge, il existe très peu d’interdits ».

Pas très « 1968 »

Ta Sâr n’est pas très « 1968 ». Il faut le comprendre, ce genre de révolutions n’entraîne pas toujours que des augmentations de SMIC et des congés payés. Parfois, c’est deux millions de morts. Pour mon ami donc, paradoxalement, une société qui n’interdit pas assez ou qui ne fait pas respecter les interdits, est une société violente dans ses rapports humains. Tout est affaire de proportions. Ses propos m’ont étonné. Mais trop d’interdits vont à l’encontre de la liberté individuelle, lui ai-je alors rétorqué. Ta Sâr est parti dans un grand éclat de rire puis il m’a expliqué :

« Cette liberté individuelle, tu la défends, et pourtant, c’est à cause d’elle que tu vas quitter notre village. Rien n’interdit quelqu’un de pousser la chansonnette sous sa maison toute la nuit s’il le veut. Il n’y a pas de loi contre le tapage nocturne. On ne mesure pas les décibels ici. Rien n’interdit non plus de démarrer la musique en plein milieu de la nuit pour une cérémonie. Il n’y a que des coutumes sur ces problématiques et aucune règles. Récemment, le gouvernement a interdit de monter les tentes sur les routes pour célébrer son mariage ou son anniversaire à Phnom Penh. Comme ce n’était pas interdit, les gens le faisaient. Liberté individuelle d’une minorité ou grosse contrainte pour la majorité ?

Garder son âme

Certains regrettent ce genre de lois car ils ont peur que le Cambodge perde peu à peu son âme, son identité.

Or, la liberté individuelle est chez nous poussée à son maximum et ce dans de très nombreux domaines. On le voit sur la route. Mais ce n’est pas tout, pour dire entre nous ce que nous devons respecter, encore faut-il savoir dialoguer. Au Cambodge, nous ne sommes pas dans une culture de dialogue. Nous sommes dans des rapports de forces uniquement : la soumission ou la domination. Nous n’avons que le silence, l’acceptation ou la colère comme outils à notre portée devant un événement qui pourrait se régler par le dialogue. Or pour dialoguer il faut être sur un même niveau. La société khmère est très inégale. Que faire face à son voisin plus riche que nous qui met la musique forte ? On accepte, même si nos enfants ne peuvent pas faire leurs devoirs et si nos parents ne peuvent se reposer. Personne ne dira quoi que ce soit et ce pour des tas de raisons. La crainte de faire perdre la face est la première. Quelqu’un qui perd la face va vouloir se venger. Immanquablement !

Absence d’interdits

Mais il y a pire que l’absence d’interdits. C’est l’absence d’éducation. Car l’éducation est une autre manière de dire entre nous ce qui est bien et ce qui est mal. Regarde autour de toi, les enfants ne sont quasiment jamais élevés directement par leurs parents. Ces derniers n’en ont pas le temps. Ce sont leurs aînés qui s’en occupent ou d’autres membres de la famille. Eux-mêmes n’ont reçu que le minimum d’éducation. Et encore ! Dans les villes c’est différent. Mais la campagne représente 80% de la société, il faut toujours garder cela à l’esprit. Le bruit, la pollution, l’hygiène, etc. si personne ne t’enseigne ce qui est bien et ce qui est mal, comment veux-tu l’enseigner à ton tour ? », termine mon ami tandis que le soleil se couche sur la paisible bourgade des rizières.

Paisible ? Pas pour longtemps : les chanteurs amateurs commencent à affluer, charriant leurs bières dans des sacs plastiques.

Sous la lune, le karaoké.

A bientôt, Frédéric Amat

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