Khmérologue et artiste angkorien, c’est ainsi que se définit Bruno Lévy Truffert. Fin connaisseur d’une culture cambodgienne qu’il étudie, observe et décrit avec passion depuis plus de 20 ans, l’artiste a entrepris un projet de publication dans lequel il dévoile quelques facettes de son univers foisonnant. Il expose à Kampot (Java bleue) à partir du 1er décembre 2021.
C’est un épais pavé carré, fort de 124 pages bilingues français-anglais, au cours desquelles l’artiste Bruno Lévy Truffert invite ses lecteurs à aborder les thèmes qui lui sont chers. Le concept de Carré d’Angkor, qui se déclinera en une dizaine de numéros, a vu le jour avec la pandémie et la baisse d’activité qui en découle.
« La crise du Covid m’a poussé à fonctionner autrement, à réfléchir à une nouvelle approche de diffusion de mon travail, plus fructueuse que la vente ponctuelle d’un bien relativement cher, comme un tableau »
L’idée est de proposer à tous sinon mes œuvres complètes, du moins une certaine quintessence, mise en ordre par rubriques dans une revue proposée à un prix nettement plus abordable qu’un seul tableau. Ce média me permet aussi de partager mes connaissances de vieil étudiant “Langues-Zos” attardé, et aussi de nombreux émerveillements concernant la langue et la culture khmère (ma première publication, le dictionnaire de poche, fêtera bientôt ses 17 ans). C’est ainsi qu’est née l’idée d’une série d’ouvrages qui aborderaient des sujets allant de l’uchronie urbaine angkorienne à la culture khmère — qu’il s’agisse de littérature ou de chanson populaire — en passant par les mandalas et la vie du Bouddha, qui seront imprimées et accessibles par abonnement. »
Une œuvre protéiforme
C’est dans un bar de Soksan Road que se déroule la rencontre, dans l’ambiance alanguie d’un début d’après-midi à la chaleur torride. Le souffle du ventilateur chargé de rafraîchir l’atmosphère menace à chaque instant de faire s’envoler les dessins disposés sur la table. Des dizaines d’autres sont à l’abri dans des classeurs posés juste à côté, sans lesquels l’artiste ne se déplace jamais.
« J’espère toujours en vendre quelques-uns au hasard des rencontres, et puis ça permet aussi de montrer les différents aspects de mon œuvre »
Une œuvre multiple, qui s’affiche sur les murs tout autour de nous. La grande salle du Only One, où nous nous sommes fixés rendez-vous, fait partie des 3 principaux lieux dans lesquels les tableaux de Bruno Lévy peuvent s’admirer en nombre, les 2 autres étant le Charm’s Bar et le domicile de l’artiste. Un panorama de sa production picturale s’offre au regard : des mandalas, dont certains imprimés en hologrammes ; des exercices d’imagination urbaine, sur le principe du « et si ? » cher à l’uchronie ; et des scènes de vie nocturne dans lesquelles percent une tendresse inconditionnelle pour ses modèles et une vision tant humaniste qu’hédoniste.
Reconnaissance internationale
Des lieux d’exposition, les œuvres de Bruno Levy n’en ont pas manqué, des plus formels aux plus impromptus. Rencontres internationales et galeries de Taipei, Bangkok, Singapour et Genève, expositions à Phnom Penh et au Musée National d’Angkor, bars de nuit et même un salon de massage, dans lequel l’artiste avait établi son premier lieu d’exposition-vente. Ce n’est pourtant que sur le tard que le dessin et la peinture, qui n’étaient alors que des passe-temps, sont devenus les occupations principales de Bruno Lévy. « Bien sûr, je crayonne depuis que je suis gamin, mais ma première carrière s’est déroulée dans le domaine du graphisme et du multimédia. J’étais spécialisé dans la réalisation des présentations PowerPoint et intervenais pour cela auprès de grosses entreprises ».
« Et puis, en 2000, j’ai découvert le Cambodge lors d’un voyage de deux semaines et le coup de cœur a été immédiat »
« Je savais que j’y reviendrais. Dès que je suis rentré à Paris, désireux de communiquer avec mes amis cambodgiens avec un vecteur plus noble que l’anglais, je me suis inscrit à l’INALCO, l’Institut des langues et civilisations orientales, pour y apprendre le khmer, mais aussi le thaï. Cette “langue osmotique” comme disait mon Maître, comprend de nombreux blocs communs avec le cursus khmer. Depuis lors, je me précipitais au Cambodge dès que j’avais du temps et des fonds pour cela. Finalement, en 2008, Master presque en poche, tous mes enfants étant devenus bacheliers et ayant disparu vivre leur vie, je suis venu m’installer à Siem Reap. » Une ville qui inspire l’artiste, dans laquelle il puise sujets et modèles et éprouve une profonde fascination pour la culture cambodgienne et angkorienne.
Hypnotisé par la beauté et la complexité des temples angkoriens, il entame à son arrivée une série d’œuvres graphiques, mélange de reconstitutions architecturales et de visions artistiques dont il expose à son domicile de très impressionnants grands formats. Longtemps gardées pour lui-même, ces créations acquièrent peu à peu une renommée suffisante pour les faire remarquer par un éditeur. S’ensuit un travail de collaborations et de recherches intenses, en vue de créer un ouvrage superposant photos originales des temples et calques illustrant tout le lustre des édifices d’origine.»
« Cela a demandé un gros travail de recherche, que ce soit sur le terrain, en bibliothèque, mais aussi avec des archéologues dont je suis par la suite devenu très proche »
« Des gens tels que Christophe Pottier, Pascal Royère, Jean-Baptiste Chevance, Éric Llopis ou encore mon cher Dominique Soutiff m’ont considérablement aidé à forger le contenu de cette ligne graphique novatrice. 20 chefs-d’œuvre de l’architecture angkorienne ont ainsi été reconstitués dans cet Angkor Guidebook, des temples, mais aussi des structures en bois totalement disparues, comme le Palais Royal. Cela m’a demandé de longs mois de travail, validés par un comité scientifique présidé par le Docteur Damian Evans. Le livre est paru en 2014 et a été un succès tant au niveau des ventes que des critiques. Ça a été en quelque sorte le paroxysme de ma carrière ! J’avais dit le principal sur cette thématique et à cette époque, le démon de la peinture commençait à me taquiner. »
Angkor en mégalopole
Relâchant ses reconstitutions de temples, Bruno Lévy entame alors une production picturale abondante, alternant les styles : la vie nocturne, les portraits, l’imaginaire délirant, comme ce King Kong s’agrippant au sommet du Bayon, les mandalas, la reconstitution journalistique (Phnom Penh « 69) ou encore les visions urbaines uchroniques (Mohanokor, cet Angkor qui n’aurait pas décliné et serait devenu grand comme Bangkok). Les œuvres issues de cette série illustrent des temples entourés d’une jungle de constructions, imaginent des canaux traversant Siem Reap, placent les temples au cœur de la ville et redonnent vie à des bâtiments emblématiques aujourd’hui détruits. Des exercices de style qui se révèlent parfois prophétiques, notamment en ce qui concerne une cité des temples en pleine métamorphose. Les aménagements en cours autour de la rivière résonnent étrangement avec certains tableaux exécutés avant le début des travaux. « Il semblerait que le petit paradis qu’était Siem Reap se soit actuellement transformé en une sorte de purgatoire. Je ne sais pas très bien si ce sera un retour au Paradis ensuite, mais ce qui est sûr, c’est que notre bon vieux temps d’avant la crise est englouti, laminé par un drôle de rouleau compresseur. »
Les mélodies du bonheur
De ce paradis, Bruno Lévy en a exploré bien des aspects, se nourrissant de toutes ses cultures, des plus sophistiquées aux plus populaires. Maîtrisant parfaitement le khmer, l’artiste est aussi un linguiste accompli. Cette facette est elle aussi mise à l’honneur dans ses Carrés d’Angkor, et se mêle pour cela à une autre de ses passions, la musique. Des pages du magazine sont consacrées à l’enseignement du khmer de la manière la plus ludique qui soit : par la chanson ».
« La musique cambodgienne est remarquable, non seulement par sa foisonnance de rythmiques uniques venues du fond des âges, mais aussi par la délicatesse, la gaieté, la poésie qui se dégagent de ses textes »
« Effets sur-amplifiés par l’efficacité, la richesse et la drôlerie de la langue khmère. La chanson est ce qui me rattachait au Cambodge lorsque j’habitais encore à Paris. Je ramenais à chacun de mes voyages plusieurs CDs que j’écoutais en boucle et qui m’ont permis d’approfondir mon apprentissage de la langue. » Issu d’une famille de mélomanes, biberonné à des artistes tels que Brassens, Gainsbourg et Nino Ferrer, ayant tâté de la radio libre dans les années 1980, Bruno Lévy tient la chanson cambodgienne en très haute estime : « On y trouve une construction musicale, une subtilité du langage, un romantisme et un humour qui gagnent absolument à être découvert et qui tiennent tête à la meilleure “world music”. » La rubrique qu’il y consacre dans le premier numéro de Carré d’Angkor dissèque le morceau Sat Jrouk Bey Joan, une chanson datant du milieu des années 1960, âge d’or de la musique cambodgienne. Expressions, vocabulaire, tournures de phrases y sont décortiqués et analysés : « L’apprentissage d’une langue par ses chansons est l’une des méthodes les plus efficaces que je
connaisse. »
Étudier tous les aspects de la culture cambodgienne
Une autre méthode permettant la compréhension d’une culture consiste à se plonger dans son histoire, sa symbolique, ses religions et sa littérature. Autant de disciplines que l’insatiable khmèrologue a intégrées dans son Carré d’Angkor. « J’ai mis la main sur de vieilles notes qui, mises bout à bout, m’ont donné l’idée de cette revue. Peu à peu s’est formé le projet d’y rassembler mes créations, d’en faire un ensemble de catalogues par lignes graphiques, commentés ou entrecoupés par des textes que je juge intéressants ou marrants. Comme par exemple ce vieux travail d’étudiant, un roman, que j’ai traduit du khmer au français en 2006, qui est publié en feuilleton. J’adore cette histoire de fantômes qui se déroule dans la région de Battambang. L’Orchidée malfaisante, de Kung Bun Joeung, est le deuxième livre que j’ai lu en langue khmère, le premier étant Tintin et le lotus bleu. Je suis en train de peaufiner le second tome de Carré d’Angkor et passe aussi pas mal de temps à écrire, ou plutôt à assembler les carrés d’un patchwork qui aura belle allure ! Tout en continuant bien évidemment de peindre et de dessiner, peut-être même plus que jamais, en me concentrant essentiellement sur la série Mohanokor. »
En plus des lieux précédemment cités, les œuvres de Bruno Lévy Truffert peuvent être découvertes et acquises via les réseaux sociaux Facebook et Instagram :
Instagram: @brunolevytruffert
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