Au lendemain de la condamnation pour génocide et crimes contre l’humanité des deux derniers hauts dirigeants khmers rouges encore en vie, Rithy Panh, rescapé des quatre ans de terreur sous Pol Pot, livre ses impressions sur ce jugement et sur cette justice rendue près de quarante ans plus tard. Il décrit une expérience génocidaire marquant au-delà des corps, inaccessible à un tribunal. Et évoque son dialogue constant avec les morts.
Rithy Panh
JUSTICEINFO.NET : Comment réagissez-vous au verdict rendu le 16 novembre à Phnom Penh et condamnant Nuon Chea et Khieu Samphan pour génocide ?
RITHY PANH : Les titres dans la presse nationale et internationale disent : pour la première fois on reconnaît le génocide. Puis il y a deux lignes concernant le génocide cham et vietnamien. La majorité des gens pensent qu’on a condamné pour le génocide au Cambodge dans son ensemble. Pour eux, les Chams sont des Cambodgiens et les Vietnamiens au Cambodge sont des Cambodgiens. Si on condamne pour les Chams, les Cambodgiens aussi sont victimes d’un génocide.
Mais il me manque autre chose, en fait. Il me manque une définition du crime. Moi, je ne me sentais plus du tout Cambodgien sous les Khmers rouges. On m’a dépossédé de tout, de mon prénom, de ma pratique religieuse et culturelle, de ma famille ; on a tout démantelé. Je me sentais vraiment atteint dans mon identité, ma dignité. J’étais dans le couloir de la mort, et je n’étais rien. Il y a une vraie atteinte à quelque chose de plus profond que le crime. Dans le premier procès [contre Douch, ancien directeur de la prison S-21, à Phnom Penh, condamné en 2010], on ne l’a pas défini non plus.
La décision est bienvenue mais le tribunal ne peut pas tout condamner là-dedans. J’ai toujours soutenu ce tribunal. Je crois que c’est utile et qu’il en sortira toujours quelque chose. Même si je suis en désaccord avec plein de choses. Dans mon village, il y a des fosses communes. J’ai enterré moi-même des gens dans des fosses communes. Il n’y a pas eu une seule fouille. Pas une seule tombe n’a été fouillée, à ma connaissance. Il n’y a pas eu de police scientifique. On n’a pas voulu le faire. On demeure dans le cas général.
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tellement les sites de la police khmère rouge ; c’est le village. Exécuter les gens au village, ne pas les soigner, c’est un crime. Je trouve étonnant qu’on n’ait pas pris quatre ou cinq villages pour y faire une étude. On revient à une mise en scène vietnamienne, comme le procès de 1979 [En 1979, sous occupation vietnamienne, un procès a condamné par contumace Pol Pot et son beau-frère Ieng Sary pour génocide ; ce procès est généralement considéré comme un procès-spectacle].
Vous comparez les deux ?
Je trouve que le procès de 1979 a fait un énorme travail. C’était certainement un procès beaucoup trop politique mais beaucoup de preuves ont été reprises. Le fait que Nuon Chea n’ait pas été cité dans le procès de Douch me reste en travers de la gorge. Prendre le dossier S-21, c’est comprendre la doctrine khmère rouge. Mais on a échoué là-dessus. Il fallait aller plus loin. Il fallait amener Nuon Chea.
Est-ce choquant d’avoir séparé le crime contre les Chams et les Vietnamiens, qualifié de génocide, de celui contre le reste du peuple khmer, qualifié de crime contre l’humanité ?
Qu’est-ce que les Chams et les Vietnamiens ont subi de plus que les Cambodgiens ?
Ce qui est choquant, c’est que la majorité de ceux qui ont traversé cela sont des Cambodgiens. Alors il faut m’expliquer cette séparation : qu’est-ce que le traitement des Chams et des Vietnamiens a de plus pour entrer dans cette qualification ? Personnellement, cela ne me gêne pas, mais qu’ont-ils subi de plus que les Cambodgiens ?
Tout le monde, selon vous, était soumis au même crime ?
Oui. Nous, on nous a forcés à manger du rat. Les Bouddhistes ne devaient plus prier. Je me souviens que ma mère avait trouvé deux ou trois tiges d’encens ; elle les allumés puis s’est précipitée pour les éteindre parce que cela faisait des mois qu’on n’avait pas senti l’encens et ça se sent de très loin.
Les Khmers étaient donc visés en tant que bouddhistes et auraient ainsi également dû être reconnus victimes de génocide ?
Voilà. A-t-on atteint mon identité ? Oui. Je ne m’appelais plus Rithy Panh, je n’avais plus de nom. On a interdit notre religion, notre identité, notre culture, notre dignité. On ne faisait pas partie du peuple.
Que retirez-vous alors de ce tribunal, après douze ans d’existence ?
Je suis étonné par l’intérêt des Cambodgiens. Je suis en désaccord avec ceux qui disent que ça ne les intéresse pas. Peut-être suis-je myope mais je les ai vus intéressés. Les jeunes Cambodgiens ont plus de questions que ceux qui ont vécu le génocide. Quand on crée une application sur l’histoire khmer rouge, il y a déjà 25 ou 30 000 téléchargements. C’est quand même pas mal ! C’est gratuit, c’est l’histoire des Khmers rouges, niveau Terminale. Un camp de travail, pour la jeune génération, ne veut absolument rien dire si on n’apporte pas l’image. On apporte l’image et ils comprennent mieux.
Dans ce tribunal au moins, il y a les parties civiles, il y a les accusés avec leurs avocats, ils débattent. De ma vie au Cambodge, je n’ai jamais vu ça.
Une autre chose que je trouve bien est qu’on n’a jamais eu une justice-débat comme celle-ci. Même à l’époque Sihanouk, on n’a jamais eu ça. On n’a jamais cru dans la justice, même jusqu’à aujourd’hui. On a toujours eu la justice pour les plus forts. Dans ce tribunal au moins, il y a les parties civiles, il y a les accusés avec leurs avocats, ils débattent. De ma vie au Cambodge, je n’ai jamais vu ça.
Le tribunal aurait donc eu une valeur d’exemple, mais on dit aussi qu’il n’a eu aucun impact sur le fonctionnement de la justice nationale…
Oui, mais je crois qu’il y aura un impact plus tard, peut-être. Il faut être patient. Au moins, ça a existé. De jeunes historiens cambodgiens écrivent ; avant, il n’y en avait pas. L’enseignement de l’histoire n’a pas tellement progressé mais on se risque plus. Pendant des années, l’enseignement de l’histoire des Khmers rouges était une propagande. Maintenant, il est plus équilibré, plus juste.
Vous avez souhaité établir des liens entre Cambodgiens et Rwandais ; vous en avez eus d’autres avec des rescapés de la Shoah. Existe-t-il un sentiment de communauté entre survivants de génocides ?
Oui. J’ai récemment perdu Marceline Loridan [cinéaste française, rescapée de la Shoah, décédée en septembre 2018], avec qui j’avais eu des échanges privés et constants. On parlait beaucoup de ce que nous sommes, les survivants. Il y a ces morts qui sont en permanence en nous.
Avez-vous l’impression de parler une même langue ?
Oui, une même douleur en tout cas. C’est pour cela que je ne comprends pas les qualifications de génocide ou de crimes contre l’humanité : en termes de souffrance, de traumatisme, de perte de soi-même, de perte de sa famille, des autres, je ne vois pas la différence entre moi et Marceline Loridan. Elle a un numéro tatoué au bras et moi j’ai une blessure au pied, une forme de tatouage aussi. On porte tous une trace. On dirait qu’elle a été avec moi, ou moi avec elle.
Le paradoxe est-il que chaque crime est spécifique mais que l’expérience de ceux qui le subissent est commune ?
Oui. C’est pour cela que je crois important de comprendre, derrière les mots, ce que cela veut dire. Juridiquement, je ne dis pas que les Cambodgiens entrent dans le cas de génocide mais si on me laisse expliquer point par point peut-être comprendra-t-on mieux. En termes de destruction de ce qui est le plus précieux en nous, en tant qu’êtres humains, et en termes d’intention – vider Phnom Penh de ses habitants n’est pas improvisé, quand ils veulent nous enregistrer, ils nous enregistrent, quand ils veulent nous laisser mourir, ils nous laissent mourir –, la montée en puissance de la mort est extrêmement rapide.
Dans mon village, en 1976, les hommes qui nous « gèrent » ne bougent pas ; au contraire, on accélère le processus pour que l’élimination soit conséquente. C’est flagrant dans le cas des juifs parce qu’on les amène de partout, parce qu’on les tue parce qu’ils sont juifs et qu’on monte des usines de la mort. Mais quand vous regardez la coupe des gens dans les marais, c’est aussi rapide que dans les usines.
La définition du génocide s’appuie sur une intention de détruire et c’est cette intention que vous avez ressentie ?
Oui, c’est le « nouveau peuple ». On nous donne tout de suite un nom, on nous classe par catégories, c’est très important, on a moins de rations que « l’ancien peuple », on n’est pas dedans quoi. L’ « ancien peuple » n’est pas mort de l’intention de purifier ; il est mort des luttes politiques internes.
Vous êtes cinéaste, quelle est la force de l’art cinématographique pour évoquer cela ?
Je travaille sur les violences extrêmes. Je travaille sur les gestes, sur les corps, sur les mots, comment la violence extrême agit sur le corps des victimes aussi bien que sur le corps des bourreaux. Il y a un langage à S-21 qui est très important pour démontrer comment on déshumanise les gens. Si tu travailles sur le visage, tu vois le visage, tu vois dans les yeux. Regardez le tic de Douch, par exemple, la façon dont il fuit le regard. Quand je lui demande pourquoi il fuit et qu’il me regarde, c’est un autre visage. La présence physique, parfois, on arrive à la traduire. Le cinéma reste subjectif mais parfois, on y arrive.
Votre recherche est sans fin ; vous semblez constamment renouveler artifices et outils pour accéder à une vérité impossible sur la violence extrême.
Oui, mais est-ce moi qui y revient ou est-ce le monde qui se répète ? Quand vous voyez la rhétorique des Orban ou Salvini ou Duterte ou Bolsonaro ou Trump, j’ai l’impression que cette façon de parler revient. Ça me fout la trouille.
Cette violence extrême est en nous ; on l’a subie ; avec Marceline, on se disait qu’on était déjà mort une fois, mais on garde cette mort en nous. Vous savez, quand un bébé naît, il a parfois des traces sur le corps, des bleus ; parfois, cela correspond exactement aux balles reçues par leur parent lointain ou proche pendant la guerre ; on dit qu’il renaît, lui, avec la trace de balle. Un de mes cousins est mort et quand sa sœur a eu un enfant, il avait la trace exacte des balles qu’il avait reçues. Est-ce qu’on communique les traumatismes à l’enfant ? Ou est-ce que la personne renaît ?
C’est sur ce thème que porte votre nouveau travail sur la transmission du traumatisme, qui vous a emmené récemment au Japon, sur les lieux de la bombe nucléaire. Qu’y cherchez-vous ?
J’essaie de voir comment cette violence extrême est transmise. Une fois que la génération qui l’a subie directement disparaît, est-ce fini ou est-ce transmis ? Je me pose cette question car j’ai l’impression que cette violence est telle qu’elle modifie même notre condition physique, nos molécules.
Je ne comprends pas, par exemple, pourquoi cela ne disparaît pas chez moi, pourquoi ce n’est pas atténué. Plus on devient vieux, plus on le sent de manière aiguë. J’ai l’impression que cela se transmet et je n’aime pas trop cette idée-là. Je la constate et j’essaie donc de trouver une manière d’en parler, pour que l’autre puisse se défendre, si vous voulez, que son système immunitaire se mette en marche assez vite. J’ai l’impression qu’en parlant, en montrant, les choses sortent. Eviter de le transmettre, je ne sais pas, mais atténuer, je l’espère.
L’extrême violence, c’est aller au-delà de la violence physique. Le tribunal n’a pas du tout abordé cela. Je me souviens que Vann Nath [peintre cambodgien, rescapé de S-21, décédé en 2011] était très blessé par le tribunal. Il disait : on me demande seulement comment on m’a tapé, comment on m’a torturé, mais on ne me demande pas ce que je ressens spirituellement. Sur le plan moral, spirituel, on ne me pose aucune question. Il me disait qu’il avait justement choisi de ne pas être partie civile pour pouvoir témoigner autrement et qu’on ne l’avait pas laissé témoigner autrement. Il disait : on me demande tout le temps combien de cuillers de potage recevez-vous, comment vous avez chié dans votre cellule, combien de tortures électriques avez-vous reçues. C’est important, mais il y a ce qu’on vit après. Au-delà du corps.
Et en même temps, vous revenez au corps, votre nouveau travail parle de l’impact sur le corps…
Oui, un impact physique à une autre échelle, d’ordre moléculaire. J’ai l’impression d’une communication circulaire, du corps à un au-delà du corps, avec un retour au corps, aux molécules. Apparemment, il se transmet mais il faut que les scientifiques m’aident.
Quand vous filmez, avez-vous le sentiment de faire un travail de justice ou un travail de mémoire, ou aucun des deux ?
J’oublie souvent tout ça. La justice, non, jamais, je ne cherche pas cela. Cela devient un travail de mémoire, mais je ne m’en rends pas compte pendant que je filme. Je m’intéresse d’abord à ce qu’il y a dans la pensée, dans les gestes, dans les mots. Mes images sont faites de ça, composées de gestes, de mots, de silences. Après, si cela devient un travail de mémoire, tant mieux, mais cela n’entre pas dans ma façon de filmer ou de réfléchir.
Vous n’avez pas conscience que l’œuvre que vous avez constituée est aussi une œuvre de mémoire ?
Après coup, oui, j’en ai conscience. J’ai la chance de ne pas faire autre chose, peut-être aussi parce que je suis un survivant. On en revient au propos de départ : que ces morts restent en moi, que j’ai à dialoguer avec eux. Je dialogue constamment avec eux. Je crie encore la nuit. Quarante ans après, je crie, je vois des choses. On me dit : est-ce que tu te sens apaisé ? Non, ça ne se raisonne pas comme ça. On espère être apaisé, mais l’apaisement de l’âme n’est pas automatique, sinon je ne crierais pas autant la nuit.
Peut-être est-ce la défense de l’âme, du corps ? L’histoire te revient, tu cries, tu te réveilles et tu ne t’en souviens quasiment plus. C’est un appel, quelque chose qui est en moi. On peut faire semblant de ne pas entendre, mais je n’ai pas le courage de le faire, ou le cynisme de ne pas entendre.
J’ai plus été dans le dialogue avec les morts que dans le travail de mémoire. Mais les morts peuvent être considérés comme la mémoire.
Vous avez plusieurs fois travaillé avec des réalisateurs étrangers souhaitant faire un film inspiré de ce qui s’est passé au Cambodge sous les Khmers rouges. Hollywood qui s’empare de sujets comme le génocide, cela ne suscite pas chez vous quelques craintes ?
Je n’aime pas trop le film de Roland Joffé [« La déchirure », sorti en 1984], mais c’est lui qui a fait connaître le « génocide » cambodgien au monde entier. Avant, on ne savait pas ce qu’étaient les Khmers rouges. Tout de suite, ce sont des millions de spectateurs. Angelina Jolie [réalisatrice de « D’abord ils ont tué mon père », coproduit par Rithy Panh], ce sont des millions de gens qui regardent. Si elle le tourne en khmer, c’est bénéfique pour moi, c’est la langue khmère.
Le film « Blood Diamonds » a fait connaître la Sierra Leone comme aucun autre film, mais beaucoup de Sierra Léonais détestent l’image à laquelle le film les réduit…
Oui, ce risque existe. L’intérêt des fictions est qu’elles atteignent un public plus large. Combien d’écoliers ont vu « La liste Schindler » de Spielberg et combien ont vu « Shoah » de Lanzmann ? Et est-ce le même spectateur qui, vingt ans plus tard, va regarder le film de Lanzmann ? Peut-être est-ce plus facile pour Spielberg ou Jolie de faire un film comme ça, là-dessus, que pour moi ou Lanzmann. Je trouve qu’ils ont un rôle, qu’ils remplissent bien. Je n’aime pas le film de Spielberg mais il a rempli un rôle. « Voyage au bout de l’enfer » est un film superbe, même s’ils crient tous en thaïlandais, pas en vietnamien. L’autre jour, en Italie, une serveuse m’a dit avoir vu six ou sept fois le film d’Angelina Jolie. C’est quand même étonnant, non ? J’en ai vu y aller en famille.
Au début, jamais un Cambodgien ne regardait mes films. Il n’y avait pas un seul Cambodgien dans les salles. Aujourd’hui, les jeunes regardent.
Propos recueillis par Thierry Cruvellier, JusticeInfo.net.
RITHY PANH
Rithy Panh a 11 ans quand les Khmers rouges prennent le pouvoir, en avril 1975, et qu’il est envoyé dans les camps de travail, où il perdra une grande partie de sa famille, dont ses parents. Après la chute du régime, il s’installe en France, en 1980, où il étudie le cinéma. Il est le plus célèbre cinéaste cambodgien contemporain et a consacré une très grande partie de son œuvre à la violence extrême et aux crimes des Khmers rouges, dont les documentaires « S-21, la machine de mort khmère rouge », « Douch, le maître des forges de l’enfer », « L’image manquante ».
Avec l’aimable autorisation de JusticeInfo.net.
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