Quand Pierre Loti vantait Angkor Wat...
En 1872, Julien Viaud (1850-1923) fait escale à Tahiti, et écrit le « Mariage de Loti ». Il retiendra le surnom Loti qu’il adoptera en 1876 comme pseudonyme. Après d’autres aventures et plusieurs succès littéraires, il séjournera en Asie et écrira « Les derniers jours de Pékin » en 1902, puis « l’Inde sans les Anglais “en 1903.
L’ouvrage ‘Un Pèlerin d’Angkor’ ne sera écrit qu’en 1913. Ce livre donnera à de nombreux Français le goût de l’exotisme et l’envie de rejoindre l’Indochine… On les comprend.
Extrait de ce petit chef d’œuvre :
L’air ici est déjà moins accablant qu’à Saigon, moins chargé électricité et de vapeur d’eau. On se sent mieux vivre. Et une mélancolie tout autre émane de cette ville, qui est perdue à l’intérieur des terres, qui n’a ni grands navires, ni matelots, ni animation d’aucune sorte.
Voici relativement peu d’années que le roi Norodom a confié son pays à la France, et déjà tout ce que nous avons bâti à Phnom Penh a pris un air de vieillesse, sous la brûlure du soleil : les belles rues droites que nous avons tracées, et ou personne ne passe, sont verdies par les herbes ; on croirait l’une de ces colonies anciennes, dont le charme est fait de désuétude et de silence…
À trois heures de l’après-midi, je fais appareiller pour continuer mon voyage vers les ruines d’Angkor, en remontant le cours du Mékong. Aussitôt disparaît Phnom Penh.
Et la grande brousse asiatique recommence de nous envelopper entre ses deux rideaux profonds, en même que se révèle, partout alentour, une vie animale d’intensité fougueuse. Sur les rives, que nous frôlons presque, des armées d’oiseaux pécheurs se tiennent au guet, pélicans, aigrettes et marabouts.
Parfois des compagnies de corbeaux noircissent l’air. Dans le lointain se lèvent des petits nuages de poussière verte, et quand ils s’approchent, ce sont des vols d’innombrables perruches. Çà et là, les arbres sont pleins de singes, dont on voit les longues queues alignées pendre comme une frange à toutes les branches. De loin en loin, des habitations humaines en groupe perdu. Toujours un fuseau d’or les domine, pointant vers le ciel : la pagode.
Trente lieues, quarante lieux de forêt noyés défilent ainsi, tant que dure notre course paisible vers le nord. Zone immense, mais réservoir prodigieux de vie animale ; ombrages pleins d’embûches, de petites dents venimeuses, de petits dards aiguisés pour les piqûres mortelles. Des ramures plient sous le poids des graves marabouts au repos ; des arbres sont si chargés de pélicans que, de loin, on les croirait tout fleuris de grandes fleurs pâlement roses.
Arrivent maintenant mes charrettes à bœufs, commandées depuis hier au chef du district ; cinq charrettes, car il n’y a place dans chacune que pour une seule personne, tout contre le dos du cocher.
Elles ressemblent à des espèces de mandolines qui seraient attelées par leur long manche, courbé en proue de gondole. Il faut se hâter de partir, afin d’arriver à Angkor avant le midi brûlant.
Et le voyage comment en suivant l’étroite rivière par un sentier de sable bordé de roseaux et de fleurs ; c’est sous une colonnade de hauts cocotiers d’ou retombent des guirlandes de lianes, fleuries en grappes fait une fraîcheur matinale exquise sous ces grandes palmes ; nous traversons des villages, tranquilles et jolis comme à l’âge d’or où les gens nous regardent passer avec des sourires de bienveillance timide.
S’il y avait de l’air, il nous en viendrait de partout, même d’en bas, puisque le plancher est à jour ; mais il n’y en a nulle part, à cette heure où tout est brûlant, immobile et languide. La torpeur méridienne achève d’éteindre les bruits, de figer les choses ; l’éternelle psalmodie des bonzes, le murmure même des insectes semblent mettre une pédale sourde et se ralentir.
À travers la mousseline comme à travers une brume, nous continuons de voir, tout près, tout près, les énormes soubassements du temple, dont nous devinons les tours se perdant là haut, dans de l’incandescence blanche. La lourdeur et le mystère de ces grandes ruines qui emplissent la moitié du ciel m’inquiètent davantage à mesure que mes yeux se ferment ; et c’est seulement lorsque le sommeil est près de me faire sombrer dans l’inconscience que je reconnais bien comme accompli mon souhait de jadis, que je me sens tout à fait à Angkor…
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