Journée Internationale des Femme 2021 : Jessie, le dessin, la patience et la passion
Dernière mise à jour : 8 mars 2021
À l'occasion de la Journée Internationale des Femmes de cette année, Cambodge Mag ouvre ses archives et remet à la une quelques-uns des nombreux portraits, interviews et photos de celles qui nous ont aidé à rendre le magazine vivant et attrayant au fil des années.
Jessie
C’est dans un café de Phnom Penh que Jessie nous a donné rendez-vous. La jeune portraitiste arrive avec, à la taille, une sacoche pleine de crayons. Aux lèvres, un sourire radieux. Elle n’a pas voulu que l’on puisse accéder à ses studios, “…car je souhaite respecter l’intimité de mes clients, et ne veux pas exposer leurs commandes…”, explique-t-elle timidement.
Quand on lui demande son âge, elle répond d’un air malicieux : “Le vrai ou le faux ?”. Et de préciser : “La dernière fois, j’ai dit que j’avais 26 ans… Mais en réalité je n’en ai que 24”. Il faut dire que Jessie fait encore plus jeune que cela, avec ses traits fins et son regard pétillant. Alors qu’on lui demande de nous parler de son activité d’artiste, qui est devenue son métier à plein temps depuis l’année dernière, elle dit refuser de se considérer comme une “artiste”. Et pourtant, il y aurait de quoi…

Jessie, “dessiner, de la patience et de la passion
Dessinatrice autodidacte
Elle est venue avec quelques dessins dans une pochette. Des visages, un chat, un chien, dessinés au crayon noir, et pourtant presque aussi ressemblants qu’une photographie en noir et blanc. “..Les seules que j’ai eu le temps de dessiner pour le plaisir, en un an…”, lance-t-elle dans un éclat de rire.
“…Je n’ai jamais pris de cours de dessin, j’ai appris en prenant mes crayons et en dessinant…”, avoue-t-elle. Elle tente alors d’expliquer comment elle a fait de cette passion son métier… “…Ça remonte à l’année dernière…”, raconte-telle. “Avant, je n’aurais jamais pensé pouvoir faire uniquement cela de mes journées !”.
Enfant, elle dessinait déjà. Elle tente de se souvenir à quand cette passion remonte exactement, mais a beau chercher, elle ne peut le dire précisément. “Dès que je voyais quelque chose que je trouvais beau, je m’amusais à le dessiner”. Mais ses parents ne l’ont pas encouragée à continuer dans cette voie. “Personne ne pensait que je pouvais sérieusement faire de mes dessins ma vie”.
Un parcours sinueux
Sur les conseils de ses parents, Jessie a d’abord opté pour des études de management et obtenu un Bachelor. En parallèle, elle a travaillé comme professeur, puis comme hôtesse de l’air, alors qu’elle n’avait que 18 ans, en 2012. Elle est ensuite devenue assistante manager pour le service de sécurité aérienne et de formation. Et a abandonné en 2016.
Après huit mois de vacances, ses parents voulaient qu’elle travaille dans la comptabilité. “…J’ai trouvé un travail et je me suis forcée à entamer un certificat en comptabilité. Mais j’ai réellement détesté…”, avoue-t-elle avec une moue de dégoût. “Cette période a été très difficile pour moi. J’étais très malheureuse”. C’est à ce moment de sa vie qu’elle s’est rendu compte que seuls les crayons et les pinceaux pouvaient lui rendre le sourire.
C’est par hasard, au détour d’un compte Instagram, qu’elle a alors découvert certains artistes postant des photos de leurs dessins réalistes. “Alors je me suis dit : je peux faire ça, moi aussi !”. Elle a demandé à ses amis de lui commander du matériel de France. “…Car ici, au Cambodge, on ne trouve pas tout le matériel artistique dont j’avais besoin…”. “…Puis, j’ai annoncé à ma mère que j’allais me remettre au portrait… Et elle n’a rien dit !”.
Tout quitter pour dessiner
A cette époque, elle travaillait encore dans la comptabilité, dans une entreprise familiale. “J’ai commencé à m’intéresser de plus en plus au dessin réaliste. ”…Je repostais sur Facebook ce que je voyais. Je sentais mon âme comme transportée par ces dessins très expressifs…”. Des clients sont alors venus vers elle, lui demandant si c’était son œuvre. “…Je leur ai répondu que non, mais qu’il suffisait d’attendre que mon matériel arrive et que je serais capable de faire pareil…”. Elle a alors réalisé sa première commande, un visage de petite fille.
Avec le bouche-à-oreille, les commandes se sont enchainées, à partir de juillet 2017. “Je détestais la comptabilité, j’ai alors démissionné pour me consacrer au dessin à plein temps !”.
Malgré son succès grandissant, ses parents l’ont tout de même poussée à faire des études d’arts, pour avoir un diplôme. “J’aurais pu faire sans ! Mais pour leur faire plaisir et me professionnaliser, j’ai intégré une école d’art”. Déjà titulaire d’un Bachelor, elle a pu entrer directement en deuxième année, à la rentrée 2017. “…Mais je n’ai pas l’impression que cela m’apprend beaucoup. Quand je me suis présentée aux concours, les jurés m’ont même dit de rentrer chez moi, car je savais déjà dessiner…”, rie-t-elle.
“…C’est dur de tout abandonner pour le dessin. Cela prend du temps, de se faire connaître. Les gens ne se rendent pas compte de toute la technique et du temps passé à la réalisation, et prennent cela pour un amusement plus qu’un travail…”. “Cela m’a appris à avoir confiance en moi et à passer au-delà des critiques”. “Mais j’aime ce métier. Ça me permet d’être très indépendante, car je travaille depuis chez moi”.
Cependant, bien sûr, il n’y a pas que des avantages… “Je travaille 12 à 16h par jour, seule, dans mes deux studios, qui sont chez moi, quand je ne suis pas à l’université”. Mais cela ne semble pas l’arrêter. “J’ai quand même besoin de sortir, de temps en temps, voir des amis ou faire du sport. Ça me permet de ne pas vivre complètement recluse”, sourit-elle.

Transmettre des émotions
Elle sort son téléphone et fait défiler les photos de sa pellicule, montrant divers dessins qu’elle a pu réaliser, en un an. Parmi les photos, le thème des yeux est très récurrent. Elle réussit à leur faire exprimer la joie, la peur ou la tristesse avec une facilité impressionnante. “Surtout les yeux bleus !”. “Pour un œil, je peux passer environ trois heures à dessiner. Selon moi, c’est la partie du corps humain la plus dure à réaliser. Je dessine de tout : animaux, scènes de rues… Mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est de dessiner les humains et leurs émotions”.
Mais Jessie s’est aussi essayée à des styles de dessins moins réalistes. Parmi les photos de ses travaux, elle montre par exemple une reproduction qu’elle a fait d‘une peinture de femme portant une couronne fleurie les yeux fermés et les cils tombant sur ses pommettes. L’épaule nue dissimulant son menton évoque la douceur et la pudeur. L’ondulation de ses cheveux presque blancs semble se confondre avec le fond aux nuances bleutées. “J’aime cette peinture car même si elle est plus moderne et moins réaliste, je trouve qu’elle dégage beaucoup d’émotions”.
J’aime quand les dessins ont une âme. Quand ils sont bien faits, je suis convaincue qu’ils peuvent communiquer avec ceux qui les regardent et transmettre des sentiments”. Et avoue être particulièrement perfectionniste. “Parfois, je regarde mes dessins, et suis déçue quand ce n’est pas aussi réaliste que je le souhaitais. Ça peut paraitre parfait pour les autres, mais ça ne l’est pas encore assez pour moi”.

Des rêves de voyage
Jessie sort alors de sa pochette un visage d’homme aux joues rosées, aux cernes prononcées et aux orbites creusées. Les ombres de son cou semblent parfaitement correspondre à la forme délicate de son menton. Les rides de son front se font discrètes mais sont suggérées par de plus sombres tracés. Elle sort une gomme mie de pain et se met à effacer consciencieusement les traces de crayon à papier sur les bords de la feuille de papier cartonné. “Celui-là je l’ai réalisé entièrement avec du maquillage !”, sourit Jessie. “Récemment, je fais beaucoup de noir et blanc, car c’est ce que les clients préfèrent et demandent, mais j’aime aussi beaucoup travailler avec la couleur. J’aime notamment les pastels, que je fais venir de l’étranger, car on n’en trouve pas, ici”.
Face à cette contrainte artistique, elle réfléchit à l’idée de partir travailler à l’étranger. Mais ne sait pas encore où, ni si elle pourra financièrement réaliser ce projet.
Parmi ses autres projets, elle envisage de faire une série de portraits de personnalités. Elle a déjà commencé par celui de l’ambassadrice de France au Cambodge, Eva Nguyen. Jessie rêve d’ailleurs de voyager en Europe et de réaliser des carnets de voyage avec ses dessins. “Mais j’ai beaucoup à apprendre, encore, avant de voyager. Je veux d’abord perfectionner mon art ici”.
Elle parle aussi d’aller en Afrique, un jour, pour rencontrer un artiste qui l’inspire particulièrement, Arinze. Elle montre alors ses œuvres, qui semblent encore plus précises qu’une vraie photographie. “Tous ces détails…”, murmure-t-elle. Les pores des visages semblent en effet respirer et l’on croirait pouvoir compter tous les poils composant les barbes touffues des faces masculines.
“Le plus important, c’est d’avoir de la patience. De la patience, et beaucoup de passion, pour réussir à surmonter toutes les remarques négatives”, conclut-elle.
Par Adèle Tanguy