Un stupa cerné d’eau, dans laquelle nagent des poissons rouges que la princesse affectionnait tant. Autour, accompagnées par le son des instruments traditionnels et la litanie des prières, évoluent gracieusement les danseuses sacrées rendant hommage à leur marraine. En cette matinée particulière, l'urne funéraire de SAR Bopha Devi rejoint ce lieu qui perpétue l’un des plus bel art du Cambodge.
Cela faisait longtemps que le projet avait été élaboré, et le voici enfin concrétisé. Répondant point par point au souhait formulé par Ravynn Karet Coxen, qui désirait que l’urne contenant les cendres de la princesse Bopha Devi repose dans ce stupa et soit ainsi, chaque jour, bercée par les prières, les chants, la musique et les pas des danseuses résonnant sur le plancher de la salle de répétition toute proche.
En acceptant de patronner le conservatoire des Sacred Dancers of Angkor, la princesse Bopha Devi avait fait bien plus que lui prêter son nom. C’est aussi une partie de l’âme de celle qui, en consacrant sa vie à la danse classique khmère, a accompagné durant des années l’apprentissage des élèves de Banteay Srei.
Des élèves qui sont depuis passés maîtres dans l’art du Robam Preah Reachea Trop, la plus noble des danses, celle réservée aux rois et aux dieux.
Danseuse dès l’âge de 3 ans
Disparue en novembre 2019, la princesse avait contribué à faire rayonner la danse classique cambodgienne de la plus belle des manières. Première danseuse du Ballet royal à 15 ans, elle avait été initiée à cette discipline dès l’âge de 3 ans par sa grand-mère, la reine Kossomak Nearireath. Dans l’enceinte du Palais royal, la jeune femme avait appris patiemment les mille et une gestuelles d’un art se situant entre ciel et terre. En maîtrisant toutes les arcanes, la princesse avait contribué au rayonnement, puis à la sauvegarde de ce patrimoine millénaire qui, en l’espace de quelques années, avait bien failli se trouver annihilé par les Khmers rouges.
Des 400 danseuses qui composaient l’immense troupe du Ballet royal, seules 30 ont survécu à l’inextinguible soif de destruction. Réfugiée à Paris, Bopha Devi avait créé une école de danse, perpétuant son savoir auprès des jeunes générations.
Fille de roi, Prima ballerina, actrice, enseignante, mais aussi sénatrice et ministre de la Culture et des Beaux Arts, la personnalité de Bopha Devi demeure indissociable de l’histoire contemporaine du Cambodge.
Femmes d'exception
En regagnant son pays natal après un exil long de 2 décennies, Ravynn Karet Coxen a décidé de consacrer son temps en faveur de son peuple, meurtri par une interminable guerre civile. Parcourant les 4 coins du Cambodge, elle choisit finalement d’implanter sa fondation dans le district de Banteay Srei, qui compte alors parmi les plus pauvres du pays. D’abord centrés sur une aide humanitaire d’urgence, les buts de l’association se sont peu à peu focalisés vers d’autres besoins.
Ravynn Karet Coxen se souvient de cette période durant laquelle l’espoir semblait avoir quitté les lieux :
« Le territoire était encore le théâtre d’une guérilla farouche opposant les troupes gouvernementales aux maquisards Khmers rouges, qui étaient nombreux, armés et dangereux. Des gardes du corps sont longtemps restés à nos côtés afin de veiller sur nous. »
« Malgré les aides matérielles que nous leur apportions, les habitants étaient toujours confrontés à de grandes difficultés. Les cas de violence domestique, de prostitution, de pédophilie et de contaminations au virus du SIDA étaient en augmentation, tandis que les perspectives d’emploi se résumaient à l’agriculture, la coupe du bois pour sa transformation en charbon, ou bien des carrières de domestique, d’ouvrier ou de petits métiers non qualifiés. Marqués par la guerre, de nombreux habitants souffraient aussi de syndromes de stress post-traumatique. Nous faisions du mieux possible en tentant d’améliorer leurs conditions de vie, mais leurs regards demeuraient désespérément vides. »
Un projet né d'une bobine
Vint alors, d’une manière quelque peu inattendue, l’idée de créer une école de danse. SM Norodom Sihanouk avait envoyé les bobines de l'un de ses films afin qu’il soit projeté en public. La danse constituait le thème principal du métrage et à la fin de la séance des villageois sont venu trouver Ravynn, lui demandant s’il était possible de créer une école enseignant cette discipline.
Quelques mois plus tard naissait le conservatoire, patronné dès ses premières heures par SAR Bopha Devi. Ces enfants d’Angkor, dont l’avenir semblait si sombre, sont devenues après d'incroyables efforts les incarnations vivantes des déesses de pierre ornant les murs des temples.
Dès l'ouverture les candidates ont afflué afin d'intégrer la troupe, qui a trouvé son identité propre. Hors de question pour elles d’embellir les dîners mondains ou les spectacles folkloriques, mais bien plutôt de renouer avec la perfection, mais aussi et surtout le sacré qui présidait autrefois aux cérémonies. Des costumes, inspirés autant des vestales romaines que des bas-reliefs d’Angkor, sont élaborés, tandis que les parures sont réalisées par les artistes elles-mêmes avec des matières simples, mais hautement symboliques telles que les feuilles de palmier, l’areca, le lotus ou le jasmin.
Où "divin" n'est pas un vain mot
Dès lors, les jeunes danseuses accompagnées de leurs musiciens effectuent des progrès fulgurants et enchaînent les représentations les plus prestigieuses, y compris devant SM Norodom Sihamoni, lui-même danseur émérite. Mais la reconnaissance nationale, puis internationale n’a rien enlevé à leur volonté première, celle de renouer avec leurs ancêtres et leurs dieux.
S'entraînant 6 heures par jour et 5 jours par semaine, leur quête de perfection ne vise qu'un seul et unique but spirituel.
Méditation, prières, état de transe lors des représentations, cérémonies se déroulant parfois sans spectateurs, mais sous le regard des dieux marquent leurs performances qui se situent aux antipodes des spectacles destinés au grand-public et aux touristes. Leurs dédicaces aux divinités se sont exercées tout aussi bien lors de tournées internationales que dans des lieux prestigieux tels qu’Angkor Vat, Preah Vihear, la rivière des Mille lingas, le Bayon, Vat Phou et bien d’autres encore. Autant de souvenirs que les danseuses et Ravynn se plaisent encore à raconter.
176 jeunes femmes ont depuis reçu l’enseignement du conservatoire Preah Ream Buppha Devi. Régulièrement Ravynn Karet Coxen a fait état des progrès de ses élèves à une princesse toujours avide de suivre l’évolution de ses protégées. La mission, commencée sous de sombres auspices il y a près de 20 ans, a finalement été remportée : servir, promouvoir et perpétuer l’héritage culturel et spirituel d’Angkor.
Derniers pas de danse ?
Seuls deux stupas abritent les cendres de la princesse, le principal étant à Udong, ancienne capitale du Cambodge et traditionnel lieu de sépulture de la royauté. Le deuxième est, depuis ce 26 mai, dans l’enceinte du conservatoire Preah Ream Buppha Devi, à quelques centaines de mètres du temple de Banteay Srei, de Phnom Dei, de Kbal Spean et de la montagne Kulen, berceau de la civilisation angkorienne.
C’est donc avec une profonde intensité, mais aussi une certaine mélancolie que s’est déroulée la cérémonie lui rendant hommage, en présence notamment de l'une de ses filles SAR Norodom Chansita.
Confronté à de graves difficultés financières, le conservatoire est plus que jamais menacé de disparaître, mettant un terme à une expérience unique au Cambodge. Privées de représentations publiques durant les deux années du Covid, les danseuses sacrées peinent à retrouver des engagements et s’éteignent peu à peu dans une quasi indifférence dramatique. Menaçant ainsi de briser des liens qui mirent tant de temps et d’efforts pour être tissés.
Comentários