Mise à jour : Dans les années 1960, une génération d’artistes cambodgiens fusionnait les influences de leur pays avec le rock’n’roll, créant ainsi la musique pop probablement la plus moderne de la région.
Malheureusement, en 1975, le régime sanguinaire du dictateur Pol Pot effacera pratiquement toute trace de cette formidable aventure musicale jusqu’à ce que le monde la redécouvre dans les années 1990.
Peut-on faire disparaître la musique ?
C’est ce que croyaient les Khmers rouges, qui ont pris le pouvoir au Cambodge en 1975 et massacré un quart de la population et 90 % des artistes du royaume. Au cours des années 1960 et au début des années 1970, les musiciens cambodgiens avaient créé un mariage quasi parfait entre le son khmer traditionnel et la pop occidentale avant que leur art ne soit détruit par l’un des régimes les plus meurtriers du XXe siècle.
Âge d’or
Lorsque le Cambodge négocie son indépendance de la France en 1953, le roi Norodom Sihanouk entreprend de moderniser le pays et encourage aussi le développement des arts, en particulier de la musique. Le souverain lui-même composait des chansons et venait d’une famille de musiciens. Vint alors la période du Sangkum Reastr Niyum qui durera de 1955 à 1970. Cette époque est fréquemment évoquée par les Cambodgiens de cette génération comme l’âge d’or du Cambodge en raison de la prospérité économique, de l’essor des arts et de cette atmosphère d’insouciance largement caractérisée par l’apogée de la pop cambodgienne.
Ces fameuses sixties
La musique traditionnelle khmère est unique, elle possède quelques éléments de la culture chinoise et hindoue, sa propre structure et instruments et une façon toute particulière de chanter. Dès le début des années 60, avec l’ouverture du royaume au reste du monde promue par le roi, les disquaires de Phnom Penh remplissent alors leurs racks de vinyles en provenance d’Europe et d’Amérique latine. Les jeunes Cambodgiens découvrent des rythmes nouveaux tels que le cha-cha-cha, le swing, le twist et le yéyé.
Les interprètes de cette époque assimilent rapidement ces styles étrangers et un authentique mouvement musical naît, faisant de la musique cambodgienne la plus avant-gardiste d’Asie du Sud-Est. Plus tard, avec l’invasion du Vietnam par les États-Unis, les artistes cambodgiens découvrent le rock psychédélique, la soul et le funk. Ils écoutent ces chansons diffusées par les radios de l’armée américaine et n’hésitent pas à les intégrer à leur répertoire.
Pionniers
En peu de temps les instruments et les gammes de la musique traditionnelle cambodgienne sont mélangés avec des guitares, des tambours et des claviers occidentaux permettant ainsi à un son exotique, insolite et spectaculaire d’émerger. L’un des groupes pionniers du royaume sera Baksey Cham Krong, sous forte influence de Chuck Berry, Paul Anka et des Shadows.
L’immense vedette de l’époque sera sans conteste Sinn Sisamouth, reconnu comme le « roi de la musique khmère ». Bien qu’il possédât un style bien à lui, le chanteur cambodgien fut comparé au début à Frank Sinatra puis à Elvis Presley. En se produisant sur la radio nationale cambodgienne, Sisamouth est devenu un protégé de la reine Sisowath Kossamak. La reine l’invitera à rejoindre le Vong Phleng Preah Reach Troap (l’ensemble classique royal) avec lequel il jouera lors de réceptions royales et de fonctions d’État. Il composera des succès à cette époque, en écrivant et en interprétant d’abord des chansons basées sur la musique traditionnelle khmère.
Sinn Sisamouth
Au milieu des années 1950, la ballade romantique « Violon Sneha », composée par le violoniste Hass Salan, propulse Sisamouth dans la célébrité à travers le Cambodge. Vers la fin des années 1950, il s’affirme comme la figure principale d’une scène musicale pop en plein essor. Sisamouth devient le chef de file de ces nouvelles tendances, passant de la musique traditionnelle khmère et des ballades romantiques au jazz latin, cha-cha-cha, agogo et finalement rock psychédélique pour lequel il embauchait de jeunes musiciens rock. En tant que compositeur, Sisamouth fut très prolifique. En plus d’avoir adapté de nombreux tubes en anglais dans sa propre langue, il composera plus d’un millier de chansons originales.
Néanmoins, la popularité du Presley cambodgien n’a pas éclipsé celle d’autres stars naissantes. Le chanteur fut le pygmalion d’autres artistes, notamment la belle Ros Sereysothea, une jeune femme originaire de Battambang venue à Phnom Penh pour tenter sa chance comme interprète. Son premier tube, « Stung Khieu (Blue River) » est sorti en 1967 et elle est rapidement devenue très en vogue à travers le Cambodge, en particulier pour sa voix haute et claire.
Elle se produira à de nombreuses reprises en duo avec Sinn Sisamouth. Elle collaborera aussi avec d’autres chanteurs populaires de l’époque comme Huoy Meas et Sos Mat, tout en poursuivant sa carrière solo. Ses ballades romantiques rencontreront un franc succès et de nombreux réalisateurs lui demanderont d’interpréter les thèmes originaux de leurs films. Elle aurait chanté pour plus de 250 films. Sothea a été reconnue comme trésor national et a été honorée par le chef de l’État Norodom Sihanouk du titre royal de Preah Reich Theany Somlang Meas, la « Reine à la voix d’or ».
Une autre chanteuse, Pen Ran, fut également parrainée par Sisamouth. Elle et Sereysothea travailleront régulièrement avec Sisamouth, mais, à l’inverse de Serey Sothea, Pan versait plus dans la provocation. Ses mouvements sensuels et son look très européen scandaliseront les plus conservateurs. Les paroles de ses chansons, jugées osées pour l’époque, questionnaient également le rôle que les femmes devraient jouer dans la société cambodgienne.
En 1970, alors que Norodom Sihanouk se trouve en visite officielle en Chine, il est renversé par le Premier ministre, le général Lol Nol et le prince Sisowath Sirik Matak. Le nouveau régime rebaptise le Royaume du Cambodge « la République khmère » et s’aligne ouvertement sur les États-Unis dans le but d’éliminer les groupes d’insurgés communistes.
Influence américaine
Avec le gouvernement Lon Nol, l’influence américaine se fait plus présente dans la société cambodgienne. Le jeans, chemises cintrées et les pattes d’eph’ deviennent à la mode et une nouvelle génération de musiciens influencée par les sons de l’époque, émerge. Des artistes comme Yol Aularong, adepte du garage rock, apparaissent, mais aussi Meas Samon, pionnier du rock psychédélique local ; Liev Tuk, le James Brown d’Asie et le groupe de hard rock Drakkar, qui mélangent les styles de Santana et Led Zeppelin avec ses influences traditionnelles.
Pendant la guerre civile, les musiciens continuent malgré tout de jouer dans les boîtes de nuit de Phnom Penh ouvertes pendant la journée en raison du couvre-feu imposé par le gouvernement. À l’époque, presque rien d’anormal pour eux d’entendre des explosions au loin pendant qu’ils donnent leurs concerts.
En avril 1975, les Khmers rouges prennent Phnom Penh et révèlent très rapidement les véritables intentions du régime. Le roi est assigné à résidence et le Cambodge est rebaptisé Kampuchéa démocratique. Pol Pot tente d’imposer par la terreur un socialisme agraire fondé sur le concept de « l’homme nouveau » qui ne doit obéir qu’à l’Angkar (le Parti).
Purification Khmer rouge
Selon la doctrine Khmer rouge, pour réveiller les valeurs de la civilisation khmère, il fallait aussi éliminer tous ceux qui avaient des liens ou des sympathies avec le gouvernement précédent ou qui promouvaient des idées considérées comme étrangères à la culture khmère. Les minorités ethniques et les opposants seront massacrés, mais aussi tous ceux qui représentaient l’Occident, tels que les intellectuels, les professionnels, les hommes d’affaires et aussi les artistes. En fait, tous ceux qui pouvaient influencer le peuple étaient voués à une mort certaine.
Pour Pol Pot et ses partisans, les musiciens populaires étaient aussi particulièrement responsables de la « contamination » que la culture khmère avait subie, très peu ont donc survécu au génocide.
Dans le cadre de sa politique de « purification », le gouvernement du Kampuchea ordonnera l’élimination de toute musique autre que la musique traditionnelle khmère. Les bandes originales de tous les chanteurs populaires sont alors détruites et les quelques enregistrements existants ont été préservés grâce à quelques-uns qui ont risqué leur vie en cachant leur collection de disques aux soldats de Pol Pot. Durant cette période noire, les seules (bien pauvres) créations autorisées autres que la musique traditionnelle seront les chants de propagande vantant la gloire du régime de Pol Pot.
Le fils de Sinn Sisamouth raconte dans le documentaire Don't Think I've Forgotten : Cambodia’s Lost Rock and Roll qu’il a eu différentes versions de la mort de son père, et beaucoup sont contradictoires. Les circonstances exactes de la mort de Serey Sothea n’ont jamais aussi été élucidées et de nombreuses versions, parfois farfelues, circulent. L’artiste est très certainement décédée sous le régime Khmer rouge. Pen Ran aurait aussi disparu pendant le génocide à la fin des années 1970, mais son sort exact reste inconnu. Sa sœur cadette Pen Ram aurait déclaré qu’elle avait survécu jusqu’à l’invasion vietnamienne de la fin de 1978/début de 1979 lorsque les Khmers rouges ont lancé leur dernière série d’exécutions de masse. Ce qui sera le sort de bien d’autres…
Retour
Le Cambodge est finalement libéré par l’armée vietnamienne en 1979 et la population peut regagner les villes. Cependant, les blessures béantes humaines, économiques et artistiques laissées par les Khmers rouges seront bien longues à guérir.
Des enregistrements de Sinn Sisamouth, Ros Sereysothea et Pan Ron ont progressivement refait surface sur les marchés cambodgiens au fil du temps, alors que le pays se reconstruit. Dans les années 1990, ces archives sont devenues culte en Europe et aux États-Unis lorsqu’un touriste américain fit l’acquisition de plusieurs cassettes de rock cambodgien. Un label indépendant publiera ensuite une compilation sous le titre Cambodian Rocks avec le meilleur des chansons de l’époque.
Cette compilation, qui s’est rapidement épuisée, ne contenait aucune information sur les interprètes et ce n’est donc qu’avec la diffusion en ligne plus tard qu’ils ont pu être identifié(e)s grâce à la collaboration des fans.
Cette redécouverte du rock cambodgien a vite conduit à l’émergence de groupes qui ont pris leur héritage et ont adapté le style au son actuel. Cambodian Space Project a été l’un des rares à avoir réussi à traverser les frontières, tout comme Dengue Fever, fondé par un groupe de jeunes californiens qui ont découvert le genre lors d’un voyage à Siem Reap.
Leur chanteuse Chhom Nimol a passé son enfance dans un camp de réfugiés en Thaïlande et au moment où elle a immigré aux États-Unis, elle avait déjà acquis une certaine notoriété dans son pays d’origine. Nimol a confié au magazine Infobae Cultura que la musique de Dengue Fever reliait sa génération : « À la culture du Cambodge avant les Khmers rouges, une époque où les arts étaient florissants ».
Tout au long du XXe siècle, de nombreux régimes totalitaires ont censuré les arts, envoyé des artistes en exil et réduit au silence les opposants qui mettaient en péril leur pouvoir. Cependant, le cas du Cambodge est unique, car ce fut la première fois qu’un régime tenta détruire un type de musique simplement, car il était moderne et différent de ses traditions.
Les Khmers rouges de Pol Pot n’ont pas réussi et aujourd’hui, une bonne partie des œuvres de ces artistes disparus ont survécu et connaissent une seconde jeunesse avec l’avènement de l’ère numérique, mais aussi le travail et l’enthousiasme de ceux qui ont restauré, adapté, interprété ou tout simplement fait connaitre ces bijoux musicaux d’une certaine belle époque cambodgienne.
CG
Notes : Daniel Bajarlía — Infobae Cultura
Don’t Think I’ve Forgotten
The Golden Voice, court métrage
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