Dans un monastère vivait un moine avec son seul et unique élève, le nommé A Phlonh. Alors qu’A Phlonh était très malin, son maître était d’une crédulité et d’une naïveté excessives.
Les fidèles ne lui offraient point de nourriture, de noix d’arec et de cigarettes, ni ne l’invitaient même une seule fois à partager leur repas chez eux. Ce bhikkhu, si démuni et si misérable, n’en possédait pas moins un éléphant. Un jour le moine pensa qu’à défaut de subsistance offerte par les fidèles, il conviendrait d’acheter soi-même les différentes denrées afin de n’en pas manquer, le cas échéant. Il ordonna donc à son élève d’amener l’éléphant et de l’accompagner au marché pour l’achat des denrées de première nécessité. Là-dessus l’élève amena l’animal, et les deux se rendirent à dos d’éléphant au marché. Dès leur arrivée, le maître dit à son élève :
Achète des denrées de longue conservation !
A Phlonh fit emplette d’une trentaine de kilogrammes de sel et mit ceux-ci dans des sacs. À la vue du sel, le maître questionna :
Pourquoi n’as-tu acheté que du sel, alors qu’il fallait prendre aussi du poisson sec et fumé ?
L’élève :
Le sel se conserve longtemps. Il ne se détériore pas. C’est pourquoi je l’ai acheté.
Le maître, dans sa naïveté, ne sût qu’approuver. Puis, pour rentrer, le moine monta sur l’éléphant. L’élève qui portait le sel le suivait à pied. À mi-chemin, le bhikkhu, enchanté du bruit causé par le balancement du fléau, se penche vers son élève :
A Plonh ! Je te vois porter le sel. Il n’est pas lourd, me semble-t-il n’est-ce pas ?
L’élève :
Vénérable ! C’est fort agréable et vraiment très léger.
Le moine :
Tu vas monter sur l’éléphant, je te suivrai à pied avec le sel.
Puis le maître mit pied à terre. L’élève enfourche l’éléphant et se porte devant le bhikkhu.
Le maître reprit :
Tu vas conduire l’éléphant et m’attendre à l’ombre des prochains arbres !
L’élève conduisit l’éléphant jusqu’à l’ombre des arbres. Au lieu de s’arrêter pour attendre le moine, il poursuivit sa route jusqu’au monastère. Le bhikkhu qui, maintenant, portait le sel, tout en emboîtant le pas de son élève, s’arrêta à maintes reprises, car le sel pesait très lourd, mais il ne vit plus son élève. Il envisage de revenir avec son élève pour chercher le sel. Il cacha donc le sel dans la forêt.
Mais avant de le cacher, il redoutait que quelqu’un ne vît le sel et ne l’emportât à coup sûr. Il serait donc préférable de chercher un endroit à l’abri des regards indiscrets.
Par conséquent, il dissimula les deux sacs dans l’eau, et s’en fut. De retour au monastère, il questionna son élève :
Pourquoi ne m’as-tu pas attendu ?
L’élève répondit :
Monté sur l’éléphant, j’avais bien l’intention, Vénérable, de vous attendre, mais l’éléphant ne tenait aucun compte de mes encouragements et exhortations. Il s’obstinait à ne point obéir. Il hâta le pas et ne s’immobilisa qu’une fois arrivé au monastère.
Puis l’élève reprit :
Maître, où avez-vous laissé le sel ?
Le bhikkhu répondit :
Je l’ai caché à un endroit où j’ai brisé et planté en guise de repère une tige de lotus.
Le lendemain, les deux partirent chercher le sel. Sur place, le moine dit à son élève :
Je l’ai caché dans l’eau de cet étang.
L’élève s’écria :
Maman ! Le sel est fichu !
Puis A Phlonh descendit dans l’eau pour chercher le sel. Il en sortit les deux sacs complètement vides. Toutes les ficelles qui les fermaient avaient disparu. Seul un poisson minuscule se trouvait dans l’un d’eux. Alors l’élève dit au Vénérable qu’un poisson minuscule avait avalé tout le sel. Il ramena le poisson et les sacs et les montra au maître.
À la vue du poisson, le moine, prit de colère, frappa le poisson. Celui-ci lui enfonça son dard dans le doigt. Le venin ainsi dégagé provoqua une si vive douleur que le bhikkhu s’écria :
Arrache vite le poisson et le dard ! Je souffre affreusement.
L’élève s’exécuta, non sans peine. Le doigt du moine saignait beaucoup, et le venin du poisson exaspéra la douleur. Le vénérable et son élève, le dernier chargé des sacs et du poisson, rentrèrent au monastère. Là, le moine dit :
A Phlonh ! Fais cuire le riz et griller le poisson sans tarder. Je veux déjeuner.
Comme l’effet du venin allait diminuant, le maître s’endormit. Le riz cuit et le poisson grillé, A Phlonh mangea tout sauf une boulette de riz et les arêtes du poisson, laissées dans une assiette mal couverte. À son réveil, le Vénérable dit à son élève :
Apporte riz et poisson. Je désire déjeuner.
A Phlonh simula de chercher le repas afin de servir son maître. Mais revenu, il dit :
À part une boulette de riz et les arêtes, les mouches ont tout mangé.
Le maître dans sa crédulité goba le morceau et passa un rotin à son élève :
Chasse les mouches et fais leur quitter ma cellule !
A Phlonh pourchassa sans trêve les mouches. À ce moment, l’une d’elles se posa sur le bout du nez du Vénérable.
Une mouche s’est posée sur mon nez. Fais la partir !
Obéissant, l’élève frappa à plusieurs reprises, mais au lieu d’écraser la mouche, il atteignit le nez du moine, lequel se mit à saigner abondamment. Paniqué, l’élève courut à la maison de ses parents et leur raconta tout. Les parents l’invitèrent à retourner au monastère, mais le fils refusa obstinément.
Bien que le Vénérable se fût présenté en personne pour le ramener, A Phlonh n’osa le suivre : il craignait d’être rossé par son maître. Un jour le moine se servit d’incantations afin de fléchir le cœur de son élève, pour que celui-ci revînt auprès de lui. Ayant eu vent de cela, A Phlonh rejoignit le monastère : il voulait faire croire à son maître que ses formules magiques étaient efficaces. Arrivé au monastère, il s’approcha tout doucement du moine en train, précisément, de se servir d’incantations :
Vénérable, que faites-vous là ?
Le maître répondit par un mensonge :
Je récite des mantra que quelqu’un m’a appris. Je veux acquérir l’invisibilité.
Le maître était absolument convaincu que son élève était revenu chez lui grâce aux incantations. Le lendemain matin A Phlonh prépara le déjeuner et informa son maître que le repas était prêt.
Eh bien, apporte-le !
Au moment de servir le repas l’élève fit semblant de ne pas voir le Vénérable et posa le plat sur la tête de celui-ci.
Le maître bougonna :
Pourquoi poses-tu le plat sur ma tête ?
L’élève :
Votre humble serviteur ne vous voit pas.
Alors le moine se déplaça un peu. De nouveau l’élève posa le plat sur la tête de son maître.
Le moine :
Tu recommences ?
L’élève :
Votre humble serviteur ne vous voit pas.
Le moine le crut : il était persuadé de l’efficacité de ses incantations, alors même qu’il avait menti en prétendant vouloir acquérir l’invisibilité en récitant les mantra. C’était efficace puisque personne ne le voyait. Cela valait bien la peine de les avoir appris par cœur. Puis A Phlonh servit son maître et se contenta de manger les reliefs. Un jour, un fidèle invita le moine à déjeuner chez lui. Alors A Phlonh remarqua :
Si le vénérable déjeune chez les gens, il n’est pas nécessaire de mettre le sous-vêtement susceptible alors d’une usure inutile. Ne prenez que votre tunique. Personne ne s’apercevra de rien, puisque le Vénérable connaît parfaitement les formules magiques assurant l’invisibilité. Nul ne pourra vous voir !
Le matin, le maître dit à son élève :
Accompagne-moi. ! Nous allons déjeuner chez les fidèles !
Là-dessus le Vénérable s’en fut. Il n’avait mis que la tunique sans sous-vêtement. Il pensait que grâce à la grande efficacité des mantra conférant l’invisibilité, personne ne pourrait voir ce qu’un homme n’exhibe pas. Et il se mit en route avec son élève. À son arrivée, les fidèles le prièrent de monter à la maison.
Dès qu’il eut franchi le seuil, ils apportèrent les mets offerts pour le déjeuner. Comme le bhikkhu ne portait pas de sous-vêtement, il se sentait incommodé, se tournait tantôt à droite, tantôt à gauche, si bien que l’assemblée entière pouvait voir sa virilité, ce qui déclencha l’hilarité bruyante de toute la maisonnée. Le moine n’avait pas encore touché aux mets. Il était si honteux qu’il se précipita hors de la maison et rentra au monastère. Là, il accabla son élève des reproches les plus vifs :
Tu m’as conseillé de ne pas porter de sous-vêtement. Tu m’as fait perdre la face auprès des fidèles.
A Phlonh :
Maître, il ne faut pas en vouloir à votre humble serviteur. L’accident qui vous est arrivé, n’est-il pas la conséquence d’un manquement devant annuler l’effet du mantra ?
Le moine :
Quel manquement ?
L’élève :
Quel chemin avez-vous choisi pour aller déjeuner chez les fidèles ?
Le maître :
D’ici je suis allé vers l’Est.
L’élève :
Oh ! là ! là ! Il s’agit vraiment d’un manquement de votre part !
Puis, après une pause, il reprit :
Un jour vous m’avez dit que celui qui apprend les différentes formules magiques ne devra, sous aucun prétexte, consommer des caramboles, même pas passer sous un carambolier, autrement dit comme vous êtes coupable d’un manquement, le charme du mantra n’agissait plus. C’est pourquoi les gens vous ont vu dans une posture aussi indécente.
Le Vénérable était maintenant persuadé qu’A Phlonh avait raison, et que lui-même n’avait pas tenu compte des interdits empêchant le mantra d’agir. Dans sa crédulité, le moine ne mettait plus en doute la parole de son élève.
Désormais A Phlonh servit son maître sans plus le quitter et se quereller avec lui. Rien pour les gens honnêtes. Chance et longue vie et le reste pour les gens peu scrupuleux.
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