Cambodge & Histoire : À l'école des diplomates, la perte et le retour triomphal d'Angkor
- La Rédaction
- 12 juin
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Dans A l'école des diplomates : La perte et le retour d'Angkor, Fernand Bernard offre une chronique vivante et incisive d'un chapitre crucial de l'histoire de l'Asie du Sud-Est : les négociations complexes qui ont conduit à la restauration des provinces cambodgiennes annexées par le Siam (aujourd'hui la Thaïlande) et à la réaffirmation de l'intégrité territoriale du Cambodge sous l'égide coloniale française.

Publié en 1933, l'ouvrage de Bernard constitue un témoignage rare et direct d'un membre éminent de la délégation française qui a mené les délicieuses négociations franco-siamoises sur la frontière, aboutissant au traité historique du 23 mars 1907.
Bernard n'était pas diplomate de profession, mais un fervent défenseur du rétablissement géopolitique du Cambodge.
Son récit est à la fois polémique et détaillé, caractérisé par un style incisif et une clarté rare qui font revivre les luttes diplomatiques et les calculs stratégiques de l'époque. Le célèbre historien George Coedès a salué cet ouvrage comme « certainement le plus vivant de tous ceux écrits depuis 1893 sur la question siamoise », soulignant son regard critique sur les échecs de la diplomatie antérieure et les efforts militaires et coloniaux qui ont finalement abouti à la restitution de Siem Reap, Sisophon et Battambang au Cambodge.
Une critique cinglante de la diplomatie française des débuts
Bernard ouvre son ouvrage par une condamnation sans appel de la politique coloniale menée par la Troisième République française à ses débuts, soulignant que les conflits prolongés avec le Siam voisin auraient pu être évités et qu'ils résultaient d'une incompétence diplomatique :
« Les querelles qui ont éclaté dès notre installation en Indochine auraient pu être réglées dès les premiers jours. Au lieu de cela, elles se sont prolongées pendant plus de 40 ans. Les accords successifs que nous avons conclus n'étaient que des trêves, immédiatement rompues par des incidents qui auraient pu être facilement prévus et évités. Le problème était simple. Il aurait suffi de le comprendre précisément pour le résoudre, mais toutes les tentatives d'accord n'ont longtemps abouti qu'à maintenir ou à créer des situations ambiguës et donc à prolonger de nouveaux conflits. »
« Lorsque l'on cherche à expliquer l'attitude parfois singulière de nos diplomates et les revers qu'ils ont essuyés, on peut la ramener à trois causes essentielles :
Une incompréhension totale de la situation mutuelle des deux parties ; l'ignorance des intérêts positifs qu'il fallait défendre ; 'influence de théories générales inapplicables et de systèmes depuis longtemps dépassés. »
La perte et le retour d'Angkor : une restauration diplomatique et culturelle
Le récit de Bernard est centré sur l'importance symbolique et politique d'Angkor, l'ancienne capitale khmère, perdue au profit du Siam au XIXe siècle. Il soutient que le démembrement continu du Cambodge était à la fois déshonorant et futile, préconisant plutôt la reconnaissance de l'intégrité territoriale du Cambodge sous la protection française :
« Continuer à démembrer l'ancien royaume [le Cambodge], se disputer avec les Siamois son butin, persister à effacer jusqu'aux derniers vestiges d'une nation autrefois puissante, telle tâche aurait été sans gloire et sans profit. Il n'y avait qu'une seule solution valable et rationnelle : faire reconnaître l'intégrité du Cambodge, prendre le royaume sous notre protection, défendre ses droits. Il ne s'agissait pas d'une politique naïve, car nous acquérions, sans courir le risque d'une conquête, un marché dont nous serions les seuls à profiter. »
Les subtilités de la délimitation des frontières et de l'identité nationale
Le récit de Bernard révèle également les profondes difficultés à définir les frontières entre deux royaumes dont les fondements historiques reposaient davantage sur l'allégeance et les liens dynastiques que sur un contrôle territorial fixe. Il souligne le rôle de personnalités influentes du Siam, telles que le prince Devawongse Varopakarn, ministre des Affaires étrangères, et le prince Damrong Rajanubabh, ministre de l'Intérieur et l'un des premiers défenseurs de la cartographie et de la définition territoriale du Siam.
Bernard note les défis conceptuels rencontrés lors des négociations, notamment en ce qui concerne le « géocorps » de la nation, un terme inventé plus tard par l'historien Thongchai Winichakul pour décrire la cartographie mentale et politique d'une nation en formation :
« Les provinces de Battambang, Siem Reap et Sisophon ne constituent pas l'intégralité du bassin du Grand Lac. Il existe également :
1) la province de Panomsok, au nord de Battambang ;
2) le territoire de Chonkan, au nord de Siem Reap ;
3) le district de Vattana ; 4) les districts de Ba Phra et Ban Sop Sai, au nord de Pailin, tous dépendant de différentes unités administratives siamoises. »
Cette complexité était aggravée par la position politique délicate des élites locales, telles que Phya Kathathorn, gouverneur de Battambang nommé par le Siam, dont les liens personnels avec le prince Damrong nécessitaient des garanties précises pour maintenir son statut après le retour de la province au Cambodge :
« Une question préoccupait particulièrement le prince Damrong et le roi : quelle serait la situation de Phya Kathathorn après la rétrocession de Battambang ? Phya Kathathorn, gouverneur de Battambang, était un ami personnel du prince Damrong, et le gouvernement siamois lui avait assuré à plusieurs reprises qu'il ne serait pas abandonné. Il était donc essentiel de maintenir son statut matériel et moral afin qu'il ne puisse prétendre avoir été sacrifié. J'ai donné toutes les assurances que j'estimais nécessaires à ce sujet... »
L'ouvrage de Fernand Bernard, A l'école des diplomates, est un mélange magistral de mémoires personnelles, d'analyse historique et de critique diplomatique. Il met en lumière l'enchevêtrement des ambitions coloniales, de l'identité nationale et de la politique régionale qui ont façonné le destin d'Angkor et des frontières du Cambodge. Son ouvrage reste une ressource indispensable pour comprendre la restauration géopolitique et culturelle du Cambodge au début du XXe siècle, offrant des enseignements sur l'interaction entre la diplomatie, l'histoire et l'héritage durable des anciens royaumes.
À propos de l'auteur
Le lieutenant-colonel Fernand Abraham Bernard (1866-1961) était un officier colonial français distingué, entrepreneur et négociateur influent dont la carrière s'étendait sur le service militaire et d'importantes entreprises commerciales en Asie du Sud-Est.
En service de 1891 jusqu'à sa retraite en 1908, Bernard a joué un rôle central dans les négociations franco-siamoises qui ont abouti au traité de 1907 restituant au Cambodge les provinces de Battambang et de Siem Reap, y compris la région historique d'Angkor. Son engagement profond dans la région s'est reflété non seulement dans sa diplomatie, mais aussi dans ses explorations personnelles et ses documentations photographiques d'Angkor pendant son congé militaire. Bernard a ensuite relaté ces expériences et les négociations frontalières dans son ouvrage publié en 1933, À l'école des diplomates.

Fernand Bernard n'a jamais caché ses origines ni ses opinions libérales, et a connu une tragédie personnelle lorsque son fils Jean-Guy est mort à Auschwitz et que sa fille Jacqueline a survécu à la déportation à Ravensbrück.
Après sa carrière militaire, Bernard s'est orienté vers une carrière dans les affaires en Indochine française et à Java. Il est devenu directeur adjoint, puis président des Messageries fluviales, une importante compagnie de transport fluvial sur le Mékong, jusqu'à sa destitution par le régime de Vichy en 1939. Ses activités entrepreneuriales s'étendent à l'agriculture, à la banque et à l'industrie : il a géré des plantations de thé, de café et de caoutchouc, dirigé l'Union des planteurs de caoutchouc, présidé la Cigarette Manufactures of Indochina et occupé des postes de direction dans de grandes institutions financières et compagnies ferroviaires. Ses contributions ont été reconnues par le prestigieux titre de Grand-Officier de la Légion d'honneur en 1932.
L'héritage de Bernard est un mélange complexe d'autorité militaire coloniale, de talent diplomatique, de sens des affaires et d'engagement personnel en faveur de la justice et de la résistance, reflétant l'histoire mouvementée de l'Indochine française et son patrimoine culturel durable.
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