À première vue, le secteur manufacturier cambodgien devrait bénéficier des mesures américaines restrictives face à la Chine, mais ce n'est pas si simple et certainement pas acquis, tout comme la diplomatie et l'aide américaines vers l'Asie du Sud-est et le Cambodge qui risquent de subir quelques changements.

Risques économiques
Lors d'un webinaire organisé par l'Institut des directeurs du Cambodge en début de semaine dernière, Stephen Higgins Higgins, cofondateur de la société d'investissement et de conseil basée à Phnom Penh, Mekong Strategic Capital, a déclaré qu'il s'attendait à des avantages économiques pour le Cambodge liés au durcissement américain face à la Chine, mentionnant également le Vietnam. L'expert a mentionné que Trump avait déjà entamé un processus visant le Vietnam en tant que « manipulateur de devises » vers la fin de son premier mandat.
Maintenant qu'il en est à son deuxième mandat, après son investiture le 20 janvier 2025, l'accent mis par Trump sur la Chine entraînera un transfert accru de l'industrie manufacturière vers le Cambodge », a-t-il déclaré.
Dans le même temps, M. Higgins a évoqué la possibilité de mesures de répression américaines à l'encontre des entreprises qui déplacent leur production de la Chine vers d'autres pays. Une autre possibilité est que les intrants chinois - dans la fabrication de vêtements - soient soumis à des droits de douane américains. Ce qui entraînerait probablement de lourdes contraintes administratives pour les procédures d'export.
Près de 90 % des usines de confection au Cambodge appartiennent à des investisseurs ou à des entreprises chinoises, et les vêtements sont principalement exportés vers les pays occidentaux, l'Union européenne (UE) et les États-Unis.
Il n'est donc pas impossible (probable ?) que les USA veuillent imposer des droits de douane sur les produits chinois fabriqués dans des pays tiers. Le Cambodge pourrait ainsi malheureusement être touché, car ces nombreuses entreprises chinoises qui ont transféré leurs activités au Cambodge, ont donné un coup de pouce non négligeable à l'économie du pays depuis de nombreuses années.
Le secteur du textile et de l'habillement au Cambodge a connu une croissance remarquable de son marché d'exportation depuis les années 1990. Ce dynamisme est largement attribué à un avantage concurrentiel important du Cambodge dans ce secteur. Malgré l'augmentation des salaires, le pays reste assez compétitif en termes de coûts de main-d'œuvre, également grâce aux avantages et exonérations locales proposés par la loi sur les investissements.
Ce secteur occupe une place centrale dans l'économie cambodgienne. Il est la plus importante source de revenus à l'exportation et représente plus de 40 % des exportations totales de marchandises du pays.
En outre, il constitue une composante importante du PIB du Cambodge. Le volume des exportations de l'industrie n'a cessé de croître au fil des années, les entreprises de confection devenant les principaux employeurs non agricoles, fournissant des emplois à plus de 750 000 travailleurs dans plus de 600 usines.
Néanmoins, l'industrie est confrontée à des défis en termes de coûts énergétiques élevés et de faible productivité, ce qui affecte quelque peu sa compétitivité au sein de la région. De surcroît, Le Cambodge a été l'un des plus grands bénéficiaires du Système de préférence Généralisé (SPG) - qui permettait d'éliminer les droits de douane sur plusieurs milliers de produits - et qui a pris fin en décembre 2020 en raison du report par le Congrès américain de l'adoption de la loi afin de la revalider.
Le Royaume est donc aujourd'hui taxé selon les tarifs du statut de la nation la plus favorisée (NPF) et les produits de l'habillement bénéficiant de ce statut sont taxés de 12 à 33 %. Un changement pour lequel les professionnels cambodgiens du secteur ont à plusieurs reprises manifesté leur inquiétude et appelé le Congrès américain à revoir leur (manque de) décision.
Avec le statut NPF, les marchandises exportées du Cambodge vers les États-Unis sont taxées de 10 à 30 % et ce changement est intervenu alors que le Cambodge ne bénéficiait plus du système commercial préférentiel de l'Union européenne « Tout Sauf les Armes ». Toutefois, contrairement à ce qui a été publié et republié pour des raisons partisanes, le retrait du TSA n'a pas affecté la totalité des articles du textile cambodgien, seulement une partie, et pas la plus intéressante en termes de volumes d'export et de valeur ajoutée.

Ces préférences commerciales ont largement stimulé les exportations de produits cambodgiens vers les États-Unis et il est probable que de nouveaux droits de douane plus élevés sur le textile et les articles de voyage cambodgiens auraient un effet assez négatif, même si le secteur a largement fait valoir sa résilience face aux « chocs » de la fin des mesures préférentielles et à ceux liés à la pandémie de Covid-19.
Les investissements chinois au Cambodge s'étendent également aux panneaux solaires et à l'industrie électronique. Les exportations de panneaux solaires du Cambodge vers les États-Unis ont augmenté de façon spectaculaire en 2023 après que les États-Unis eurent prolongé les droits de douane élevés de l'ère Trump sur les exportations de panneaux solaires chinois.
Les investisseurs chinois ont tenté de réorienter leurs exportations vers les États-Unis via le Cambodge après que l'administration Biden eut annoncé des exemptions tarifaires sur les panneaux solaires d'Asie du Sud-Est (en provenance du Cambodge, de la Malaisie, de la Thaïlande et du Vietnam) en 2022. Davantage d'investisseurs chinois ont été incités à investir dans l'industrie des panneaux solaires au Cambodge. En 2022, l'entreprise chinoise L-Q New Energy Co Ltd a commencé à investir environ 84 millions de dollars dans la fabrication de panneaux solaires au Cambodge pour l'exportation, principalement vers les États-Unis.
Globalement, le président Trump a menacé d'imposer des droits de douane de 60 % sur les produits exportés par la Chine et des droits de 10 à 20 % sur tous les pays. L'objectif est de protéger l'économie américaine, car ce dernier estime que le développement économique de la Chine et d'autres pays se fait « au détriment de l'économie américaine ».
À savoir si le Président Trump sera enclin à adopter une attitude moins ou plus protectionniste envers le Cambodge et les pays de l'ASEAN, cela reste une inconnue tant le nouveau leader américain est connu pour ses décisions brutales mais, la position commerciale des USA demeure probablement étroitement connectée aux relations diplomatiques impliquant la stratégie de défense du géant américain et de sa volonté de contrer l'influence chinoise dans cette région, l'ASEAN, qui est devenue la 5e économie du monde.
Diplomatie compliquée
Il n'est pas de secret que les relations entre le Cambodge et les États-Unis ont connu un parcours historique chaotique. Allant du soutien militaire aux forces de Long Nol dans les années 1970 au bombardement intensif des provinces cambodgiennes pendant la guerre du Vietnam à une relation ambiguë après la chute du régime des Khmers rouges.
Les relations se sont sensiblement améliorées après 1991, les États-Unis favorisant les liens économiques et accordant au Cambodge ces préférences commerciales qui ont catalysé une période de croissance rapide. Les relations diplomatiques ont ensuite été parfois houleuses en raison des problèmes liés à la dette de guerre réclamée par les USA, sans oublier l'irritation américaine à propos de la base navale de Ream qui ont entraîné quelques sanctions visant des hommes d'affaires cambodgiens, et les questions récurrentes des droits de l'homme et enfin, selon certains médias à sensation, en raison de la question de la cybercriminalité apparue dans le pays qui « aurait atteint des proportions inquiétantes ».
Les relations de l'ASEAN avec les États-Unis au cours de la première administration Trump (2017-2021) n'ont pas été très sereines. Donald Trump s'est retiré du Partenariat transpacifique peu après son entrée en fonction, le président n'a d'ailleurs manifesté aucun intérêt personnel direct pour les échanges avec l'ASEAN et a largement déçu les attentes de la région en ne participant pratiquement à aucun sommet principal pendant son mandat et en ne nommant aucun ambassadeur auprès de l'ASEAN.
ASEAN
Et, si le président américain est resté tout aussi indifférent à la poursuite des relations bilatérales avec les membres de l'ASEAN dont le Cambodge, il a néanmoins négocié des accords pour exiger la correction des déséquilibres commerciaux, y compris avec les économies les plus petites du bloc.
Les accords de sécurité pourraient certainement faire l'objet de négociations. La poursuite de l'engagement militaire américain n'est pas garantie avec certains pays du bloc, en dépit du fait que Washington adoptera sans aucun doute une position plus dure à l'égard de Pékin et peut-être vis-à-vis de ses alliés inconditionnels ; et même si le langage diplomatique appelle a plus de coopération entre la région et Washington comme pour le Cambodge qui, il y a quelques semaines, a demandé « la poursuite et le développement des relations diplomatiques, économiques et de coopération avec les USA », rien n'est vraiment linéaire dans cette configuration multi-facettes.
Pas tous alignés
Il existe d'autres composantes dans cette situation compliquée : il est peu probable que l'ASEAN dans son ensemble s'aligne totalement sur la Chine. Les pays comme le Laos, le Cambodge et le Myanmar sont déjà enclins à se rapprocher, et cette tendance va probablement s'accentuer, mais il y a aussi des états côtiers qui ont de sérieux différends territoriaux avec la Chine au sujet de la mer de Chine méridionale. Il n'y a donc pas réellement de consensus au sein de la communauté de pays sur l'opportunité d'une forte empreinte chinoise dans la région, au moins pour les questions militaires et stratégiques.

Pour certains pays de l'ASEAN, l'engagement militaire des États-Unis est toujours considéré comme nécessaire, et « les investissements des entreprises américaines resteront essentiels pour le développement économique de la région ».
Ayant visiblement botté en touche à propos de l'ASEAN - préférant probablement s'attaquer aux « gros dossiers » plus illustratifs de sa volonté de réaffirmer les USA comme la première puissance du monde -, Donald Trump a chargé le secrétaire d'Etat américain Marco Rubio de s'exprimer sur la politique US vis-à-vis du bloc et de l'Asie. Ce dernier a mis en garde, dès son premier jour de travail, contre des actions coercitives dans cette région, dans un avertissement voilé, mais clair à la Chine sur ses agissements en Mer de Chine.
Déclarations rassurantes
En ce qui concerne les relations entre les États-Unis et l'ASEAN. M. Rubio a fait clairement savoir qu'il connaissait l'ASEAN et qu'il « fallait faire preuve de souplesse dans les relations avec les pays de la région ». Des remarques susceptibles de calmer les inquiétudes croissantes concernant une éventuelle hausse des droits de douane.
M. Rubio a également mis l'accent sur une approche « pragmatique » et « réaliste » des États-Unis à l'égard de l'ASEAN. Il faut savoir que tant les démocrates que les républicains sont favorables à une coopération plus étroite avec l'ASEAN, ce qui pourrait, sous certains angles, sembler contradictoire avec les déclarations de Trump et ses menaces explicites sur la Chine et ses alliés.
La question - très compliquée - est donc de savoir si l'approche américaine vers les pays de l'Asie du Sud-est restera celle qui a prévalu depuis les années 90, à savoir une coopération étendue, des accords commerciaux et des liens diplomatiques, le tout parfois mixé avec quelques heurts bien sonores et bien médiatisés, quelques rapprochements, de brefs éloignements, mais finalement assez peu de répercussions sur la continuité d'une relation continue et tout de même forte avec les USA. Cette option serait peut-être la situation idéale pour le Cambodge et pourrait certainement ouvrir la porte à des initiatives permettant à plusieurs états ASEAN de trouver des appuis américains alternatifs à la Chine dans leur croissance économique.
L'autre option serait que l'administration Trump adopte une attitude plus individuelle en négociant directement avec chacun des états membres, pas impossible, mais peu probable tant cela risque de compliquer la situation et créer des tensions supplémentaires. Dans ce cas, le Cambodge, en tant « qu'ami d'acier de la Chine », ne se trouverait pas dans la meilleure position. Toutefois, dans ses récentes volte-faces, le Président a montré qu'il appréciait peu les communautés de pays en refusant de traiter avec les autorités européennes, mais l'Europe n'est pas l'Asie...
Une autre alternative serait un durcissement - éloignement global avec les pays de la communauté, peu probable également car Trump a besoin d'alliés stratégiques et de partenaires commerciaux pour contrer l'influence de la Chine, il le clame suffisamment souvent.
Coopération et ONG
Par décret le 20 janvier, le nouveau président américain a donné l'ordre de suspendre temporairement toute aide étrangère des États-Unis pendant 90 jours. Durant cette suspension, aucun nouveau financement ne sera engagé ou distribué. Les programmes approuvés et en cours ne seront pas touchés et ceux qui ont été approuvés mais n'ont pas démarré sont en suspens. Selon le décret, « il s'agit de de procéder à un examen complet de l'efficacité de chaque programme et de son alignement avec les priorités de la politique étrangère des États-Unis ». Le document précise :
« L'aide étrangère et la bureaucratie américaine sont mal alignées avec les intérêts américains et, dans de nombreux cas, contredisent les valeurs américaines. ces programmes déstabilisent la paix mondiale en promouvant des idées dans des pays étrangers qui entrent en conflit avec l'harmonie interne et internationale.»
L'initiative est claire, le président veut faire le ménage das la politique d'aide au développement et c'est un véritable coup de pied dans la fourmilière qui suscite pas mal de d'inquiétudes dans le milieu des ONG.
Une préoccupation majeure est le sort des programmes inclusifs en matière de genre dans les secteurs financés par l'USAID concernant les politiques fédérales sur la diversité, l'équité, l'inclusion et l'acceptabilité. Le même jour, Trump a signé un autre décret démantelant toutes les initiatives et programmes fédéraux de ces programmes, plaçant le personnel concerné en congé payé immédiat. Rien de surprenant, cela fait suite aux déclarations de Trump sur la diversité et son souhait que ne soient considérés que les « genres biologiques ». Dans cette optique, il est donc probable que les programmes d'inclusion et d'aide aux minorités sexuelles seront annulés ou privés de tout financement.
Mais, au Cambodge, l'aide au développement a été conséquente, environ trois milliards de dollars et les programmes de l'USAID couvrent plusieurs secteurs : agriculture, sécurité alimentaire, santé, démocratie, droits de l'homme, environnement et gouvernance, ainsi que l'aide à la croissance économique.
L'aide au développement est un vaste sujet qui a suscité pas mal de critiques, notamment au sujet des grandes ONG opérant dans des domaines dits sensibles comme les droits de l'homme, la démocratie ou la gouvernance. Au Cambodge, au fil des années, de nombreux rapports plutôt virulents de ces instances ont été largement critiqués par le gouvernement royal et considérés comme des tentatives d'ingérence. Autre critique : le train de vie des ONG souvent perçu comme indécent et considéré comme incompatible avec l'esprit des missions qui leur sont confiées. Nombreux sont ceux qui suggèrent que les ONG ont trouvé au Cambodge le pays idéal pour exercer leur influence tout en vivant comme des princes. Savoir dans quelle mesure le « ménage » voulu par Trump saura faire la différence entre les ONG abusives et celles qui sont efficaces - il y en a probablement quelques-unes -, savoir quelles seront les réactions concrètes de ces ONG et leur possibilités de protestation et/ou de lobby, il faudra attendre trois mois mais, il y aura des changements drastiques si Trump maintient sa position et certaines « initiatives » devront chercher des financements ailleurs.
Prévoir l'imprévisible
L'effet direct sur le Cambodge des annonces énonçant clairement la volonté du nouveau président ne se fait pas encore sentir, à l'exception de l'aide américaine. Trump n'est pas avare de décisions tranchées, brutales, souvent imprévisibles, mais parfois contradictoires. Une chose est claire, il ne cache pas son ambition de vouloir défendre d'abord les intérêts de l'Amérique et de renforcer son hégémonie - America First, n'est-ce pas ? - Il est donc très difficile de prévoir précisément ses intentions et décisions vis-à-vis de l'ASEAN et du Cambodge mais, des changements sont à prévoir très certainement .
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