Le Ballet Royal du Cambodge a été inscrit au Patrimoine culturel immatériel par l’Unesco en 2008. Sa principale composante, la danse Apsara permet de retrouver, en chair et en os, les représentations millénaires sculptées dans la pierre angkorienne. La proximité des temples d’Angkor, dont la danse classique constitue une composante indissociable, encourage ainsi la perpétuation d’un art dont les premières traces remontent au VIIe siècle de notre ère.
Nées d’une Mer de lait
Selon la mythologie hindoue, les Apsaras sont apparues lors du barattage de l’Océan de lait. Devas et Asuras, d’habitude ennemis jurés, ont alors combiné leurs forces afin de secouer la mer pour obtenir l’Amrita, nectar d’immortalité. Tandis qu’ils barattaient le précieux liquide depuis des décennies et des décennies, une myriade de merveilles toutes plus étonnantes les unes que les autres sont sorties de cet océan mythique. Parmi elles, des nymphes célestes, les Apsaras, dansant dans l’air et séduisant les ascètes par leur divine beauté.
L’Empire angkorien a consacré une attention considérable à la danse sacrée, comme en témoignent les bas-reliefs des temples où ses représentations sont omniprésentes. Une stèle trouvée dans celui de Preah Khan, faisant l’inventaire du personnel, précise qu’il y avait mille artistes dans ce seul lieu. Les représentations, données uniquement en faveur du roi et des dieux, prenaient place dans des salles réservées à cet effet, situées dans l’enceinte même des temples. Les compétences et la sophistication des danseuses khmères étaient si bien reconnues que lors de l’invasion siamoise en 1431, la troupe de danse royale fut capturée et ramenée en Thaïlande.
Les « fleurs humaines » d’Auguste Rodin
Malgré la chute de l’Empire khmer, la danse Apsara est restée une activité majeure dans la cour du royaume cambodgien. Des siècles ont passé sans que la tradition connaisse de modification majeure. En 1906, lors de l’Exposition coloniale française, une troupe de danseuses est invitée à se produire à Paris et à Marseille. Auguste Rodin, le célèbre sculpteur, alors âgé de 66 ans, fut tellement fasciné par ces femmes gracieuses qu’il les a suivies tout au long de leur voyage en France.
Les appelant les « fleurs humaines », il les dessinait aussi souvent qu’il le pouvait et réalisa une centaine de croquis sur le premier support qui lui tombait sous la main, y compris de simples papiers d’emballage. Quand la tournée fut achevée, il écrivit à leur sujet : « Je les contemplais en extase… Quand elles partirent, je fus dans l’ombre et le froid, je crus qu’elles emportaient la beauté du monde ». L’intérêt ne faiblit pas tout au long du XXe siècle, principalement grâce aux nombreux films très populaires réalisés par S.M. Norodom Sihanouk prenant pour thème la danse Apsara et mettant en vedette la princesse Bopha Devi.
Perpétuer un art menacé
Mais la tragédie des Khmers rouges faillit provoquer la disparition d’une pratique considérée comme incompatible avec la nouvelle idéologie. Heureusement, certains survivants et réfugiés ont préservé la tradition et ont ardemment lutté pour la maintenir en vie. D’anciennes danseuses ont enseigné leur art dans les camps situés à quelques kilomètres de la frontière cambodgienne.
Là, dans des conditions déplorables, les mêmes gestes, les mêmes postures, les mêmes histoires séculaires ont pu être transmises et sauvegardées. Si, en Inde, mouvements et pas ont été consignés dans des traités, la tradition orale cambodgienne a rendu cet art extrêmement vulnérable, 90 % des artistes ayant été exterminés par la dictature sanguinaire qui entendait faire table rase de tout passé. Lors de la chute des Khmers rouges, les efforts menés notamment par la princesse Bopha Devi ont permis à la danse Apsara de regagner une vigueur qui n’a fait dès lors que croître. Le Ballet royal, vitrine prestigieuse de cet art, a pu renaître et propose occasionnellement des spectacles considérés comme les meilleurs du genre.
Langage corporel
Requérant une grande souplesse et une extraordinaire capacité de mémorisation, la danse Apsara exige des années d’apprentissage, souvent dès le plus jeune âge. La formation commence à l’enfance, période à laquelle le corps souple et malléable s’habitue aux incroyables contorsions requises. À travers les 4 500 postures existantes, un véritable langage corporel s’établit, contant le plus souvent l’épopée du Reamker, variante cambodgienne du Râmâyana hindouiste.
Après plusieurs années d’entraînement, les danseuses sont amenées à revêtir le splendide costume cousu à même le corps, agrémenté des bijoux les plus somptueux. Durant la dernière décennie, les écoles de danse se sont multipliées à Phnom Penh et à Siem Reap, les nombreux spectacles assurant une large diffusion de cet art qui fait assurément partie des splendeurs du Cambodge.
Texte et photographies par Rémi Abad
Commentaires